L'empereur Meiji met fin au shogunat en 1868 et fait entrer son pays dans la modernité. Sciences et technique, sciences humaines, droit, philosophie... l'empire du Soleil-Levant s'attelle à la compréhension de la culture européenne. Si l'archipel nippon s'engage dans la voie de l'industrialisation à grande vitesse, certains de ses intellectuels vont s'intéresser aux critiques faites en Occident de la révolution industrielle et du capitalisme. Sous l'ère Meiji déjà, la pensée de Karl Marx est introduite au Japon et à partir des années 1920, Le capital est traduit en japonais.

Alors que le marxisme a été mis à mal depuis la chute du mur de Berlin et même si son avatar chinois de socialisme de marché apparaît peu ragoûtant, voilà que Marx fait son come-back... Et par le Japon ! Le spécialiste de la pensée marxienne Kōhei Saitō y sort en 2020 un essai sur l'écomarxisme intitulé Hitoshinsei no Shihonron, littéralement : « Le capital à l'anthropocène ». Le livre fait un carton, surtout auprès des jeunes, et atteint en quelques semaines la barre des 500 000 exemplaires vendus... Traduit au printemps au Royaume-Uni, le best-seller paraît cet automne en France sous le titre Moins ! La décroissance est une philosophie. Marx et décroissance ? Ils sont fous ces Japonais ! Nenni ! Le professeur associé à l'université de Tokyo a codirigé une section de la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), l'édition intégrale des œuvres de Marx et Engels. Pour ce faire, il s'était penché sur les écrits tardifs de Marx, des carnets inédits, où le père du communisme prend conscience des effets délétères de la mainmise de l'homme sur l'environnement.

Comment ce millennial qui a grandi dans l'un des pays les plus high-tech du monde s'est-il intéressé au philosophe de Trèves ? Son père travaillait dans l'administration d'un hôpital et sa mère était assistante sociale, « mais ils n'étaient pas politisés »... « Ma conscience politique s'est éveillée à 15 ans, avec l'Irak : j'ai manifesté contre la participation des Forces d'autodéfense japonaises à la guerre du Golfe menée par George W. Bush, se rappelle Kōhei Saitō. J'ai commencé à lire des auteurs anti-impérialistes comme Edward Said ou Noam Chomsky. » L'engagement social et écologique du philosophe en herbe se confirme avec la crise financière en 2008 et l'accident nucléaire à Fukushima en 2011. Il part étudier aux États-Unis, où, là encore, l'inégalité sociale flagrante le révolte.

Mais c'est un tout autre visage que celui du productivisme traditionnellement associé au marxisme qu'entend ici montrer Saitō. Liant le fruit de ses recherches inédites avec le combat pour le climat, il est convaincu qu'il faut briser le cercle vicieux de la surproduction et du consumérisme en embrassant un communisme de la décroissance - mettre en commun les ressources. Sinon ça ne sert à rien ! Vu l'ampleur du désastre, le changement radical, c'est maintenant ! « Le pacte vert est le nouvel opium du peuple » affirme-t-il sans une once de provocation. On ne peut plus se contenter de petits gestes du quotidien - le tri sélectif, les sacs en papier, la voiture électrique... « Rouler en électrique, c'est encore produire et consommer, exploitant des ressources naturelles qui ne sont pas pérennes. » Dans Génération X de Douglas Coupland, héraut de cette tranche d'âge désenchantée, coincée entre les aînés hippies et les contemporains yuppies, on trouvait cette formule : « Less is a possibility » (« Moins est une possibilité »). À entendre Kōhei Saitō, on corrigera pour la génération Z : Moins est une nécessité.