Devenir neutre. « Il ne s'agit pas de trouver des coupables, il s'agit de défaire les fils qui nous ont tissés. » Dans ce récit autobiographique aux allures de Bildungsroman, le narrateur non binaire s'adresse à sa grand-mère mourante, qui souffre d'Alzheimer. Iel retrace sa généalogie familiale, tentant de restituer la mémoire perdue de sa parente à travers la succession de ses souvenirs d'enfance et de récits transmis par les femmes de la famille. Entre les événements passés, les faits accomplis et les interstices fictionnels d'une reconstitution forcément incomplète, le narrateur se livre sur des sujets qu'il n'a jamais pu aborder avec son aïeule : son rapport aux corps, au sien propre, à la sexualité, et au genre qui lui a été attribué à la naissance, dans lequel il ne s'est jamais reconnu. « Tant que j'écris je ne parle pas, c'est vrai, mais je ne me tais pas non plus. » Dans ce Hêtre pourpre qui fait référence à l'arbre planté au cœur du jardin de sa grand-mère avec lequel il se confond, Kim de l'Horizon crée une constellation de styles et de registres parfois très crus qu'il applique chacun à des chapitres distincts, plongeant tantôt dans les profondeurs de l'imaginaire, tantôt dans la matière brute du réel, ou encore dans des réflexions plus théoriques qui relient les différentes strates de sa riche écriture.
Comme les cernes de croissance s'accumulant sur un arbre au fil du temps, Kim de l'Horizon traduit les différentes peaux qui se sont succédé sur son corps, associé au hêtre pourpre du jardin de sa grand-mère, « mi-bête, mi-arbre », monstrueux et hybride. Et l'on passe de descriptions de violences familiales subies pendant l'enfance et d'humiliations sexuelles vécues à l'aube de l'âge adulte à des références littéraires et philosophiques - notamment celles de la célèbre écrivaine et activiste féministe Starhawk, maintes fois convoquée.
Le texte rend hommage à ses « mers », ces sorcières, figures de femmes qui façonnèrent sa construction non binaire. Ni tout à fait garçon ni tout à fait fille, le narrateur tente une autre voie : devenir invisible. Pas disparaître, non, mais devenir invisible, c'est-à-dire neutraliser les marques distinctives du genre. Et par cette quête, Kim de l'Horizon célèbre aussi l'écriture, la littérature. « Nous avons besoin de mots pour ne pas parler de nos traumatismes. » Se mettre à écrire, c'est sortir de l'enfance, trouver la formule magique, « pour donner une voix au passé qui ne passe pas ».
S'iel reconnaît une forme de trahison à révéler ce qui n'est jamais explicité dans une famille ou encore à le traduire dans une autre langue que la sienne - le texte est écrit en allemand standard, avec certaines parties en anglais -, Kim de l'Horizon reconnaît dans la littérature « un des rares jeux capitalistes où [son] hypersensibilité et [sa] peur sont utiles ».
Hêtre pourpre
Julliard
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 25 € ; 432 p.
ISBN: 9782260055938