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Juifs et musulmans au tamis de l’histoire

Cette scène, représentant un juif et un musulman, a souvent servi à illustrer l’« âge d’or » des relations interconfessionnelles en al-Andalus. El libro de los juegos, commandé par Alphonse X de Castille, XIIIe siècle. Madrid, monastère San Lorenzo del Escorial. - Photo Albin-michel/DR

Juifs et musulmans au tamis de l’histoire

L’Histoire des relations entre juifs et musulmans cherche à combler une lacune. Rédigée avec une ambition d’exhaustivité par 120 universitaires, elle veut dissiper les mythes, faire œuvre de pédagogie et redonner les bases d’un éventuel dialogue.

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Par Hervé Hugueny,
avec Créé le 11.10.2013 à 19h29 ,
Mis à jour le 12.10.2013 à 08h46

«L’histoire est un objet brûlant, et très politique », assure Benjamin Stora, sans risque d’être contredit, à propos de l’encyclopédie qu’il a dirigée avec Abdelwahab Meddeb, à paraître chez Albin Michel le 9 octobre prochain : l’Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours s’attaque à une matière première hautement éruptive. Les éditeurs, Jean Mouttapa (directeur du département Spiritualités) et Anne-Sophie Jouanneau, ont voulu combler « une lacune dans l’historiographie internationale », écrivent-ils dans leur avant-propos. Ils ont entrepris de situer cette relation dans « une histoire globale où intervient sans cesse le tiers chrétien ». Mise à part une Encyclopedia of jews in the islamic world (cinq volumes, Brill, 2010, non traduit), il existait des analyses des relations entre Juifs et Arabes sur une période plus ou moins longue, « mais peu de publications sur les relations entre juifs et musulmans. C’est un périmètre plus large, l’islam ne se limitant pas à la nation arabe, même si elle en représente l’origine et une part importante », nous indique Jean Mouttapa, déjà éditeur de l’Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, sous la direction de Mohammed Arkoun, en 2006. Epuisé en grand format et repris dans « La pochotèque », ce livre est à l’origine du projet actuel, lancé en 2008. « Le succès d’Arkoun nous a persuadés de la nécessité d’un outil d’analyse historique pour donner la base d’un éventuel dialogue, débarrassé des mythes, négatifs ou positifs : tous les Arabes étaient pour les nazis, ou l’Andalousie était le paradis des échanges entre les deux religions », ajoute l’éditeur. Il a travaillé dans la continuité : ses deux codirecteurs, qui devaient être parfaitement légitimes aux yeux du « camp d’en face », faisaient déjà partie de l’équipe d’auteurs d’Histoire de l’islam.

« Le choc et la violence appartiennent à cette histoire dès le début - sinon le judaïsme se serait dissous dans l’islam, ou alors l’islam n’aurait pas existé », résume Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature et écrivain, dans l’œuvre duquel « la question juive a toujours été un sujet de réflexion ». « Nous nous sommes bien complétés », estime l’historien Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie et du Maghreb.

Refus de mythifier.

En cinq ans de travail commun, tous deux ont veillé à tenir un cap que synthétise la vie de l’écrivain et sociologue Albert Memmi, présenté dans un des focus qui entrecoupent les grands chapitres de l’ouvrage. Se définissant comme « Juif-Arabe », Albert Memmi n’a pas cédé « à la tentation de mythifier les relations judéo-musulmanes, [qui] relèvent de l’histoire, avec ses marées hautes et ses marées basses », contestant aussi bien le tableau d’une oppression et d’une servitude continuelles, et l’image d’Epinal d’une coexistence idyllique que le sionisme et Israël auraient ruinée, écrit Denis Charbit, un des codirecteurs de la troisième partie sur l’histoire contemporaine.

La somme est organisée en quatre parties, les trois premières chronologiques et la quatrième thématique et transversale. En analysant « les rencontres, l’effervescence de tous les échanges qui ont pu avoir lieu, et dans toutes les formes d’expression », elle se veut porteuse de plus d’espoir, juge Abdelwahab Meddeb. La constitution du collège scientifique, avec l’aide d’Hélène Monsacré, responsable du département Sciences humaines d’Albin Michel, et ensuite la rédaction confiée à quelque 120 auteurs, universitaires du Moyen-Orient, d’Europe et d’Amérique du Nord, ont été conduits avec un double souci : se tenir aussi bien à distance critique d’une lecture pessimiste qui conduirait à interpréter toute l’histoire dans le sens d’un destin inévitable, que d’un projet engagé qui prônerait la réconciliation, ajoute Benjamin Stora. Les codirecteurs comptent bien néanmoins que la restitution dépassionnée des faits contribuera au travail d’apaisement. « C’est un livre qui vient à son heure, à un moment difficile des rapports, caractérisés par de nombreuses accusations réciproques nourries de fantasmes. La restitution de l’épaisseur historique permet de poser un diagnostic - et on ne peut pas dire que ça aille bien », reconnaît l’historien, qui voit une ouverture encourageante, même si elle est fragile, dans l’effervescence démocratique des « printemps arabes », qui ont, au début du moins, dessérré le carcan du « tout-religieux ». C’est un des nœuds du conflit palestinien : « Introduire le religieux dans l’équation, en le politisant à outrance, ne fait que compliquer indéfiniment les choses car la combinaison fondamentalisme religieux et nationalisme entretient inévitablement une logique de guerre », estime Alain Dieckhoff en conclusion du chapitre sur « La mobilisation du religieux dans le conflit israélo-arabe ».

Le juif perçu comme un Oriental.

Le mythe andalou, le « grand machin » selon l’expression d’Abdelwahab Meddeb, avait vu un réel épanouissement, « un moment de grande créativité juive et arabe dans le monde musulman, favorisé par l’unicité de la langue, l’arabe étant l’équivalent de l’anglais d’aujourd’hui ». Mais il fut aussi marqué par le plus terrible pogrom de l’histoire de l’Espagne musulmane en 1066, à la suite de l’assassinat de Samuel Ibn Naghrila, vizir du sultan de Grenade. Il avait même participé à des expéditions militaires avec les armées musulmanes, mais fut la cible d’un soulèvement populaire contre l’influence jugée excessive des juifs proches du pouvoir. « Le sort du juif fut en général meilleur en terre islamique que dans l’Europe chrétienne, rappelle toutefois Abdelwahab Meddeb ; et jusqu’à Proust, le juif était perçu dans l’imaginaire français comme un Oriental, alors qu’il y a maintenant une solidarité christiano-juive contre l’islam. » Elle trouve ses racines dans « l’invention de la Terre sainte » au XIXe siècle telle que la décrit Elias Sanbar, auteur d’un des chapitres de la partie contemporaine, qui rappelle aussi les circonstances de l’expulsion des Palestiniens en 1948 al-Nakba », la « catastrophe »), au cœur du droit au retour aujourd’hui revendiqué ou contesté.

Le statut de dhimmi, qui assurait une protection dans une certaine infériorité, s’était trouvé « vieilli et bouleversé par l’héritage de la Révolution française, qui a fait des juifs des citoyens à part entière », ajoute Benjamin Stora, pour qui « ce livre est aussi un combat, pour ne pas perdre le fil de cette histoire, de cette mémoire d’une vie commune, alors que les affrontements sont tellement à vif ; au Maghreb, les jeunes ne savent plus qu’il y avait des juifs dans leur pays depuis 2000 ans ». « La folie est dans les pays du Maghreb, regrette Abdelwahab Meddeb, où l’absence du juif réél a créé un imaginaire qui n’a rien à voir avec ce qu’a été la vie en Tunisie, en Algérie ou au Maroc. » Cette encyclopédie a aussi un enjeu pédagogique : fournir les connaissances nécessaires aux enseignants confrontés à cet antagonisme dans leurs classes, et parfois à l’impossibilité d’aborder certains sujets. « Le rôle de l’école est fondamental, nous espérons que ce travail rejaillisse sur les manuels scolaires, et pas seulement en France », insiste l’écrivain. <

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