Incertain Louis Gillet. Charles Péguy, le maître de Louis Gillet (1876-1943), écrivait qu'il était difficile de voir ce que l'on voit. C'est aussi ce que nous dit Jérôme Prieur dans Regarder et ne pas voir. Il est question d'un personnage influent, critique littéraire tous azimuts, chroniqueur diplomatique à la Revue des deux mondes qui ira jusqu'à asseoir sa notoriété sous la Coupole au fauteuil où Claudel lui succédera. Mais pourquoi déranger cette vie si bien rangée sur l'étagère de l'oubli ? Pour nous dire que de la célébrité, il ne reste souvent que des cendres ? Mais cela, nous le savons déjà. Le coauteur de la série documentaire Corpus Christi avec Gérard Mordillat sait combien les résurrections sont rares en littérature aussi. Louis Gillet a été choisi parce qu'il possédait tout pour comprendre et qu'il nous aide à saisir une époque. Normalien et polyglotte, ce catholique n'aurait pas dû tomber dans le piège tendu par Hitler. Et pourtant, lors d'un voyage en Allemagne, il s'entretient avec le nouveau Führer. Il est envoûté par cette voix que Beckett compare au bruit d'un « pneu crevé qui se vide lentement ». Il lui trouve même de l'humour... Et puis après avoir assisté au congrès de Nuremberg en 1934 et aux JO de Berlin en 1936, il publie en 1937 Rayons et ombres d'Allemagne chez Flammarion. Comme s'il y avait encore un doute, une lueur derrière les impeccables uniformes signés Hugo Boss. Le problème de Louis Gillet, c'est sa vanité. Elle entraîne sa cécité. L'écrivain aurait dû penser au-delà de son statut social et du milieu des gendelettres. Mais il est tellement occupé par lui-même qu'il ne prend pas la peine d'aller voir l'exposition sur l'art dégénéré à Berlin, lui l'historien d'art, le spécialiste des cathédrales.
En 1941, il publie Stèle pour James Joyce aux Éditions du Sagittaire. Depuis deux ans, il a compris pour Hitler et il n'en revient pas de s'être trompé à ce point. Le jeune docteur Lacan rencontré lors d'une fête sur l'île aux Paons à Berlin aurait pu lui dire combien le réel fait mal. C'est pour cela que tant de gens l'évitent. En 1943, le général de Gaulle cite Gillet en exemple rédempteur dans un discours à Alger, puis dans ses Mémoires de guerre.
Dans cette brillante enquête, Jérôme Prieur utilise le plus souvent la deuxième personne du pluriel. Le « vous » redonne chair au fantôme. Il permet le dialogue entre les écrits d'hier et l'auteur d'aujourd'hui. « Je note ce qui saute aux yeux », insiste l'académicien. « Vous voyez et vous ne voulez pas voir », lui lance Prieur. Il lui reproche de ne pas aller au bout de ses intuitions, de s'en remettre à Pétain avant de déchanter. À se tenir entre ombre et lumière, on risque l'effacement. D'ailleurs, dans les dictionnaires de littérature, le nom de Louis Gillet ne figure plus. Mais en guise de notice, Jérôme Prieur signe un livre envoûtant, exemplaire, passionnant dans la forme comme dans le fond, sur cet homme fait de tous les hommes, mais qui ne les vaut pas tous.
Regarder et ne pas voir. Louis Gillet, un témoin au cœur des années sombres (1936-1943)
Seuil
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 22,50 € ; 272 p.
ISBN: 9782021557220