1910. Un cercueil accoste dans le port d'Édimbourg. Une jeune femme en descend et s'avance vers les flèches de la cathédrale Saint-Gilles, dissimulant sous sa coiffure deux petites cornes. « Le mal est parmi nous », lance le crieur public tandis que Jessie approche du No 10 Luckenbooth Close, l'un des immeubles les plus hauts de la ville. C'est ici que l'attendent M. Udnam et son épouse, auxquels Jessie a été vendue pour porter leur progéniture. « Nous élèverons l'enfant sans qu'il sache qui tu es » promet l'homme d'affaires sans scrupule, mais la jeune mère ne l'entend pas de cette oreille. Si le nom de sa fille, Hope, signifie « espoir », il devient également synonyme d'une malédiction lancée sur les habitants qui défilent pendant un siècle au No 10 Luckenbooth Close.

« Ces immeubles racontent leur histoire - avec des bruits - comme une horloge bien huilée. » Des rumeurs qui se transmettent d'étage en étage jusqu'aux entrailles de l'immeuble et ses catacombes où, paraît-il, des cadavres ont un jour transité pour être vendus aux apprentis chirurgiens du collège de médecine tout proche. Allant et venant au gré des décennies, le lecteur s'acoquine avec des locataires plus ou moins recommandables, marginaux sublimes écorchés par la vie, le cœur plein d'histoires qu'ils partagent volontiers. En 1928, la flamboyante Flora, transgenre éconduite, partage sa peine avec le barman du coin. En 1939, Levi, jeune homme originaire de Louisiane, répertorie des ossements qu'il assemble pour construire une sirène. « Une autre espèce de sirène m'appelle. Je la sens au No 10 Luckenbooth Close. Chaque soir quand je m'endors, j'ai l'impression que son chant m'attire vers les rochers. » En 1943, Ivy, 17 ans, cherche quant à elle à se venger des hommes de la manière la plus radicale qui soit.

Dans ce cabinet de curiosités grandeur nature, on répertorie encore une médium, une espionne, un chef de gang, une ourse polaire et bien d'autres spécimens témoignant de la géniale inventivité de Jenni Fagan. La romancière et poète, repérée dès la parution de son premier roman en 2013 (La Sauvage, Métailié), aura mis quinze ans à bâtir cet « immeuble Yacoubian » version écossaise, pensé comme « une lettre d'amour à Édimbourg ». La fille du Diable tente de « saisir les métamorphoses de cet endroit double, noir, décadent, une ville de grands extrêmes » dont les ténèbres et le stupre nous happent et nous hantent pour longtemps.