Dans ce journal de pensée (sur le modèle de celui d'Hannah Arendt), le philosophe et ingénieur a consigné durant l'année 2020 des réflexions inspirées par les différentes analyses de la pandémie. La cible de sa colère ? Le « covidoscepticisme » en général et les intellectuels covidosceptiques en particulier : ceux qui relativisent - tout ça pour une « grippette », une « vaguelette » -, sous-estiment la gravité de la pandémie, ceux qui considèrent que quelques morts statistiques, des personnes âgées qui plus est, ne justifient pas qu'on mette l'économie à l'arrêt ou que l'on restreigne les libertés. Ceux qui contestent la priorité sanitaire, signe d'une « sacralisation de la vie », d'une « idolâtrie de la vie biologique ». André Comte-Sponville, Giorgio Agamben et son mépris de « la vie nue », Olivier Rey, Luc Ferry ou Michaël Fœssel... font les frais de cette charge.
Erreurs, incohérences de raisonnement, comparaisons fallacieuses, simplismes, paralogismes, sophismes (l'exemple paradigmatique étant celui du « sophisme de l'an 2000 », bug (évité) des systèmes informatiques entre 1999 et 2000), Jean-Pierre Dupuy conteste pied à pied, en logicien, en philosophe des sciences et en métaphysicien, les arguments de ces sceptiques dont il dénonce le comportement irresponsable et le manque de civisme. Il les repère à la fois dans la tradition humaniste, dans la pensée heideggerienne et même dans l'héritage conceptuel - qu'il estime dévoyé par certains de ses disciples - d'Ivan Illich avec qui il a travaillé dans les années 1970. Illich avec qui le philosophe partage, ainsi qu'avec Vladimir Jankélévitch, l'usage du paradoxe comme arme de prédilection. Le port du masque, le tri des malades, la justice intergénérationnelle, la létalité du virus, la valeur de la vie, le coefficient de contamination Ro : Dupuy envisage les questions de vie et de mort que nous pose ce « virus moral » sous tous les angles, de la philosophie morale aux mathématiques, de la physique à la biologie moléculaire.
L'auteur de Petite métaphysique des tsunamis revient aussi, dans une mise au point annexe, sur les malentendus suscités par son livre phare de 2002, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, dont les thèses ont été reprises tant par les collapsologues « mortifères » que par les « anticatastrophistes ». Or, loin d'être un fataliste - qui démobilise -, il s'agit d'être pessimiste pour se donner les moyens d'être optimiste. Son catastrophisme repose, reformule-t-il, sur « une promesse de bonheur ». L'ancien élève de Polytechnique, qui regrette l'ignorance de nombre d'intellectuels et de politiques en matière de culture scientifique, termine ce journal à la lecture exigeante avec cette leçon plutôt rude : « Il n'y a pas à conclure sauf à dire que, collectivement, nous n'avons pas été à la hauteur. » Mais entre responsabiliser et culpabiliser, on comprend bien que c'est la première intention qui anime le philosophe : que nous devenions tous « plus savants et plus responsables ». Si le pire est certain, on a tout à y gagner.
La catastrophe ou la vie : pensées par temps de pandémie
Seuil
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 20 € ; 276 p.
ISBN: 9782021476934