Livres Hebdo - Si la grâce fut révélée à Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, comment l'humour vint à Jean-Loup Chiflet ?
Jean-Loup Chiflet - C'est assez comparable, en effet... J'ai raconté cela il y a bien longtemps dans Un si gentil petit garçon (Payot, 1992). J'étais un petit-bourgeois lyonnais au destin tout tracé, qui ne s'aimait pas beaucoup, pas très bien dans sa peau. Pour me faire remarquer favorablement, j'imitais - plutôt pas mal, si j'en crois mes souvenirs - les comiques de l'époque : Fernand Raynaud, Darry Cowl ou Pierre Repp. Le succès que je rencontrais alors me permit de commencer ma carrière de séducteur !
Et d'auteur et éditeur de livres d'humour ?
Non, je me suis longtemps contenté de cet usage de l'humour à des fins "domestiques". Les livres, c'est venu bien après et dans de tout autres circonstances.
J'ai longtemps travaillé pour le groupe Hachette, à l'international, à l'achat et à la vente de droits, sans doute parce que j'étais le seul jeune homme parlant bien l'anglais, et point trop exigeant, qu'ils aient pu trouver. Un jour, je me retrouve à un congrès à Kyoto, invité à un dîner. J'étais en retard et lorsque enfin mes collègues m'ont vu arriver, l'un d'entre eux me lança à l'intention de nos hôtes : "You came without shouting station", en lieu et place de "Tu arrives sans crier gare". Ça nous a fait hurler de rire et on a passé la soirée à imaginer d'autres équivalences. C'est comme ça qu'est né Sky my husband ! et qu'a commencé ma deuxième vie d'humoriste de l'édition.
Avez-vous compris tout de suite que vous teniez là un filon ?
Pas du tout. D'ailleurs, la première édition de Sky, chez Garnier, n'a pas rencontré plus qu'un succès d'estime. C'est deux ans plus tard, quand le livre a été réédité, que les profs d'anglais, notamment, s'en sont emparés. Puis Jean-Louis Fournier, envers qui ma gratitude est vive et qui m'a toujours accompagné dans toutes mes aventures depuis, a acheté les droits du livre pour la télé et, aujourd'hui, les ventes de Sky ont dépassé les 300 000 exemplaires. J'ai donc démissionné d'Hachette et, puisque l'humour et la langue me passionnaient, j'ai pu me consacrer à ces marottes éditoriales.
Votre parcours dans l'édition a tout de même été aussi long que varié, voire tortueux.
C'est vrai. Il procède surtout d'une série de hasards et, sans doute, de nécessités. Je suis entré chez Hachette parce que mon père, qui était l'avocat de Charles Orengo, un des grands éditeurs de la génération Robert Laffont ou Alex Grall, fondateur des éditions du Rocher, avait entendu dire que le groupe cherchait un jeune homme anglophone pour s'occuper des achats de droits, où tout ou presque restait à inventer. Ce furent des années merveilleuses passées à voyager dans le monde entier pour vendre Babar... L'édition est mon biotope. Songez que je suis allé "en pèlerinage" à la Foire de Francfort pendant quarante-deux ans ! Après Hachette, je n'ai plus jamais emprunté que des chemins buissonniers ; mais, après tout, je suis "buissonnier" en toute chose. Il y eut la période Larousse pendant deux ou trois ans, je me suis associé avec Marie Garagnoux pour me transformer en "book maker" et monter une boîte de packaging, j'ai dirigé des collections chez Payot, chez Laffont, chez Anne Carrière, et enfin chez Mango avec "Mots & Cie". Aujourd'hui, j'ai choisi de me consacrer à Chiflet & Cie qui en est l'émanation.
Vous n'évoquez pas l'aventure de l'édition des dessins du New Yorker.
C'est un tort, parce que, en effet, c'est une aventure, et une des plus belles. Tous les éditeurs que j'ai pu contacter au fil des années ont reculé devant l'ampleur de la tâche et les difficultés qu'elle posait, notamment en termes de traduction. Le seul qui a dit tout de suite banco, qui partageait mon amour fou du New Yorker, c'est Laurent Beccaria pour Les Arènes. Et depuis, nous sortons chaque année un recueil thématique de dessins.
Qu'en est-il de l'humour dans le monde de l'édition ? Peut-on toujours autant y rire ou cela n'a-t-il jamais été un secteur très "rigolo" ?
Paradoxalement, je ne suis peut-être pas la personne la plus désignée pour répondre à cette question. J'ai une réputation d'humoriste à tenir, et trop souvent les éditeurs m'enjoignent de les faire rire. Et comme je suis un bon garçon...
Ceci étant, si les salons du livre restent heureusement souvent des opportunités de s'amuser (leur côté "La croisière s'amuse"), je crois en effet que, peut-être, ces métiers sont moins drôles qu'avant. Il y a moins d'outsiders, plus de contrôleurs de gestion...
Venons-en à cette somme que vous faites paraître, ce Dictionnaire amoureux de l'humour.
Là aussi, l'idée vient de Laurent Beccaria, validée par Jean-Claude Simoën, bien sûr. J'aimais bien le principe de la collection, sa subjectivité, le fait de pouvoir n'y parler que de ce que l'on aime. J'étais tout de même un peu effrayé face à la masse de travail qui se dressait devant moi. Vous savez, j'ai déjà commis soixante bouquins et je n'ai pourtant jamais eu confiance en moi. Ce livre-là, c'est celui de ma vie. J'ai bossé comme un fou. A l'arrivée, puisque l'humour est parfaitement indéfinissable, c'est moins un dictionnaire, au fond, qu'une anthologie. Il s'agissait de ne pas être cuistre, tout en prenant l'humour au sérieux. Durant tout le temps d'écriture et de conception du livre, j'ai repensé à cette si belle phrase de Dutourd : "l'humour est une manière de regarder les choses de côté".
L'absence quasi complète des femmes dans votre dictionnaire est-elle aussi une manifestation de votre humour ?
Hélas... Je m'attends à être très critiqué à ce sujet. Je le comprends, bien sûr. Je crois n'avoir répertorié que trois femmes dans ce dictionnaire : Mme de Sévigné, Zouc et Valérie Lemercier. Mais c'est vrai, je n'ai pas trouvé plus de femmes vraiment "jongleuses de mots". Il y a sans doute un déficit d'écriture. Mais, pour me rattraper, j'ai tout de même signalé à Jean-Claude Simoën l'absence de toute femme dans le catalogue des "Dictionnaires amoureux", et il y a depuis mis bon ordre !
S'il y a un humour juif, un humour anglais, comment définiriez-vous l'humour français ?
Aujourd'hui, les humoristes français ne font plus de différences entre "rire avec" et "rire de". L'humour, c'est aussi savoir rire de soi ; ce n'est pas la vertu qui me paraît la mieux partagée dans notre pays. On lui préfère l'ironie obligatoire, dont Voltaire disait qu'"elle est une pirouette qui permet de faire parler les autres à sa place". L'humour français, pour moi, c'est quelque chose d'un peu éteint, qui a connu son heure de gloire durant la première moitié du XXe siècle. C'est Vialatte qui écrit : "L'homme est un animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue Glacière."
Finalement, quelle a été la principale difficulté rencontrée lors de l'écriture du livre ?
Le plus difficile, c'est d'être objectif. Je n'avais pas très envie de parler de la télévision, ni même du cinéma, mais il a bien fallu que je m'y colle. Il est vrai que si je m'étais écouté, je n'aurais parlé que de Perec, de l'Oulipo, du Collège de 'Pataphysique ou de Jarry...
Dictionnaire amoureux de l'humour de Jean-Loup Chiflet, Plon. 708 p., 23 euros. ISBN : 978-2-259-21212-0. Sortie : 22 octobre.