Les autorités judiciaires bangladeshies poursuivent actuellement le romancier Salam Azad en raison du caractère supposément blasphématoire du Temple brisé . Azad avait déjà été condamné de ce chef et est aujourd’hui visé par une plainte aux côtés de son confrère Humayun Ahmed. Taslima? Nasreen, pour La Honte , avait déjà il y a deux décennies, dû fuir Dacca pour les mêmes raisons. Le droit canonique et le droit musulman sanctionnent toujours le blasphème. Il n’en est officiellement pas de même devant les juridictions laïques françaises. Mais depuis quelques années, la justice accueille de plus en plus favorablement ceux qui opposent Le Livre à tous les autres livres. En pratique, les juridictions reçoivent plus facilement les actions contre les éléments visibles par le plus grand nombre : les affiches de films, les publicités sont particulièrement visées, tout comme… les couvertures de livres. En 1995, une association de catholiques intégristes a même sévi judiciairement contre une couverture (de magazine) qui titrait : « Pourquoi Dieu n’aime pas les femmes ». Le plus souvent, les magistrats retiennent pour critère la conformité ou non des images litigieuses à l’iconographie religieuse traditionnelle : la représentation de la crucifixion — de Larry Flint à INRI — est ainsi devenue un véritable enjeu judiciaire. « L’affaire Larry Flint » a d’ailleurs été l’occasion, en février 1997, d’une étonnante mise en abîme : les demandes d’interdiction visaient l’affiche d’un film de Milos Forman, qui relatait lui-même les démêlés d’un éditeur de revues pornographiques avec la censure… C’est l’A.G.R.I.F. (association générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) et des chrétiens proches du Renouveau charismatique qui avaient invoqué, en justice, « la conscience des chrétiens et leur droit d’être respectés dans leur croyance ». En appel, s’étaient associées à cette nouvelle croisade les Associations familiales catholiques et la Compagnie des Filles de la charité de Saint Vincent de Paul. « Compte tenu de l’état actuel de l’évolution sociale », le Tribunal n’a cependant pas vu dans l’affiche litigieuse un « outrage flagrant aux sentiments religieux des requérants ». Il a notamment estimé que « la présence de ce drapeau américain dont les couleurs vives accrochent le regard, et le manque total d’affliction de ce personnage représentant le héros du film font que celui-ci ne correspond pas à l’évidence à la représentation du Christ telle qu’elle ressort de l’iconographie traditionnelle ; que par ailleurs la croix elle-même, symbole religieux des chrétiens, ne se trouve nullement reproduite ; qu’il résulte de ces éléments que cette publicité, délibérément provocante et sur le bon goût de laquelle il est permis de s’interroger, mais qui est dépourvue de connotation pornographique, ne paraît pas être révélatrice de la moindre attaque à l’égard de quelque religion ou groupe religieux que ce soit (...) ». Une même mansuétude a prévalu en septembre 2002 en faveur de Michel Houellebecq, qui désormais s’en prend à l’Islam radical en patron de la DST dans l’excellent L’Affaire Gordji , diffusé en juin par Canal +. Mais la véritable nouveauté de ces dernières années est sans conteste la constitution d’entités juridiques dans le seul dessein d’agir sur le terrain du droit et non plus de la seule réprobation morale. Le respect des bonnes mœurs est aujourd’hui l’apanage, non plus du Ministère de l’intérieur, mais bien d’associations intégristes particulièrement procédurières. Les associations auto-proclamées de défense de telle ou telle religion doivent cependant être recevables à agir en justice. Ce point de procédure, vital pour les éditeurs, fait désormais l’objet de longs débats judiciaires. Dès 1977, l’association pour la conscience de Krishna a agi en France, en vain, contre un film pornographique mettant en scène l’un de ses adeptes. La défense de la religion a d’ailleurs souvent été juridiquement associée à celle des mœurs. La grande loi de censure du 17 mai 1819 faisait ainsi la chasse à « tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs ». Cette disposition, pour le moins amphigourique, a été redoutablement appliquée, au point de pourchasser ce que la fin agitée du XVIIIe siècle et la relative permissivité de la Révolution avaient laissé publier : en 1824, la police poursuit soudainement Les Liaisons dangereuses ; en 1852, Le Sopha de Crébillon fils, et Les Bijoux indiscrets , de Diderot, sont rattrapés par le Second Empire, etc. C’est ce même dispositif juridique qui fit la gloire du procureur général Pinard, au jugement littéraire aussi étroit que sa morale. Relevons enfin que, en 2005, c’est l’épiscopat lui-même, via une association ad hoc , qui a retrouvé ses mauvaises habitudes, fustigeant la représentation de la Cène incarnée par des femmes et la présence d’un corps masculin assez chastement dénudé... Dacca n’est pas si loin ; pas plus que le Vatican…