Avant-critique Roman graphique

Ceux qui disparaissent. Documenté depuis quelque temps, le phénomène des évaporés concerne plus de 80 000 Japonais chaque année : des adultes disparaissent volontairement, plaquent boulot, famille et appartement, en l'ayant bien planifié, pour refaire leur vie ailleurs, sans laisser de trace. La plupart sont retrouvés ou finissent par regagner leur foyer, mais des milliers ne reparaissent jamais. On pense qu'ils vivent dans des dortoirs miteux ou des abris de fortune en périphérie des villes, et exercent des métiers ingrats ou illégaux pour une poignée de yens. L'auteur franco-japonais Isao Moutte se penche sur le sujet, en y injectant une dose de polar - genre qu'il avait exploré dans Castagne (The Hoochie Coochie, 2015) et Clapas (Sarbacane, 2021) - et en situant son action un an après le tsunami et l'accident nucléaire de Fukushima.

Ce choix pertinent lui permet de brosser un portrait du Japon des marges et de la douleur, à travers une enquête en mode mineur. On suit Watanabe, un salaryman lambda, licencié car détenteur - à son insu - d'informations compromettantes sur des sociétés véreuses. Menacé par des yakuzas, il décide de fuir. Et se retrouve à débarrasser des maisons détruites par le tsunami, en compagnie d'un jeune orphelin. Inquiète de la disparition de son père, Yukiko, étudiante en art en France, rentre au pays pour comprendre ce départ.

Si la trame du scénario pourra paraître simpliste, c'est pour mieux embarquer le lecteur dans un voyage à l'intérieur d'un Japon aux plaies ouvertes. Un pays dont les relations sociales distantes autorisent ces évaporations volontaires (la police n'enquête pas dessus) et où le crime organisé profite de toutes les faiblesses du système capitaliste pour fleurir - dettes de jeu, contrats juteux du BTP, travail dissimulé, commerce du sexe... Et quand on y ajoute la furie des catastrophes naturelles et le spectre de l'apocalypse nucléaire, le tableau se noircit encore. Pourtant, avec sa plume acérée, griffant les planches de hachures mais laissant aussi le blanc éclairer les émotions, Isao Moutte offre une vision nuancée et plus subtile qu'il n'y paraît. Sombre certes, mais pas morbide. Car, au Japon comme dans quelques-unes de ses belles images muettes, la magie demeure toujours tapie quelque part.

Isao Moutte
Les évaporés
Sarbacane
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 25 € ; 160 p.
ISBN: 9782377319787

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