A chaque année son phénomène. Si, en 2016, le marché des livres de cuisine a été largement dominé par la marque Simplissime et, en 2017, par la youtubeuse Roxane (L'atelier de Roxane, Solar), en 2018, les ventes sont portées par les robots cuiseurs. Le plus célèbre d'entre eux, Thermomix, propulse ainsi le chiffre d'affaires de Larousse, qui gagne, à un an d'intervalle, plus de 5 points de part de marché selon GFK. Seul éditeur à détenir le partenariat officiel avec la marque allemande, la filiale du groupe Hachette a aussi été la première à dégainer avec Cuisiner avec Thermomix, commercialisé il y a tout juste un an. « On a su saisir la vague et être l'éditeur qui a mis la main sur la tendance », se félicite Emilie Franc. Depuis, la directrice éditoriale gastronomie et vins de Larousse décline le concept, suivie par ses concurrents les plus proches, qui n'engrangent toutefois pas le même succès. Pour la fin de l'année, Emilie Franc publie trois ouvrages sur le thème, dont, début octobre, Un chef dans ma cuisine avec Thermomix. L'ouvrage, qui constitue un fort enjeu pour Larousse et a été pensé pour être un cadeau de fin d'année, réunit 54 recettes plébiscitées sur le site Internet du Thermomix et leurs versions revisitées par des chefs.
Pousser les murs
Ces coups parfaitement marketés portent ponctuellement un marché, qui progresse en un an de 8,3 % en valeur selon GFK, mais qui reste fragile, car dépendant d'une poignée de titres. « En dehors de ces phénomènes, cela reste un peu le désert, et il est difficile de dégager de réelles tendances », analyse Céline Le Lamer, directrice de projets cuisine chez Hachette Pratique. Florence Lecuyer, directrice département art de vivre chez Flammarion, y voit également la marque de l'absence de « cet appétit pour les livres de cuisine qui dominait il y a encore quelques années. Cela s'explique par l'émergence de toutes ces questions autour de l'alimentation et la multiplication de discours souvent contradictoires qui rendent l'acte de manger compliqué. Le livre de cuisine pâtit de cette inquiétude et les lecteurs se dirigent vers d'autres lectures. »
Emilie Franc, qui peut grâce au succès Thermomix prendre davantage de risques, préfère considérer la situation sous un angle plus favorable. « Le marché évolue, il s'y passe beaucoup plus de choses qu'il y a quatre ou cinq ans », note la directrice éditoriale, pour qui un des leviers de croissance réside justement dans ces attentes différentes vis-à-vis du livre de cuisine, nées de la préoccupation de manger sainement et de préserver la planète. « Aujourd'hui, cuisine et mode de vie sont liés et cette imbrication fait émerger de nouveaux sujets et des traitements différents, précise-t-elle. Le livre de cuisine est en train de pousser les murs, il s'ouvre, s'affirme plus en lien avec la vie en général et s'inscrit dans un nouvel art de vivre. »
Traduction concrète, le concept une recette/une photo se révèle moins pertinent. L'ouvrage culinaire se doit désormais d'apporter au lecteur une dimension supplémentaire : conseiller dans le choix des aliments ; proposer des solutions pour moins gaspiller ou ranger ses placards ; s'organiser au quotidien ; aider à végétaliser l'alimentation, raconter une histoire ou montrer l'univers d'une personnalité. « Je crois encore au livre de cuisine, mais au beau livre qui a du sens, pas à celui qui utilise le papier comme simple support », confirme Julien Fouin, cofondateur des éditions Keribus. Il s'est lancé dans la publication « d'une bible culinaire certes, mais qui comporte aussi un aspect politique et militant fort ». L'art de la cuisine simple (octobre) est signé par la chef Alice Waters, « un monument de la gastronomie américaine, connue dans le monde entier, grande avocate de l'agriculture biologique, à l'origine du locavorisme, formée en France dans les années 1960 et qui n'avait jamais été traduite ici », précise Julien Fouin, qui a choisi de coéditer l'ouvrage avec son diffuseur, Actes Sud, afin de lui assurer une plus grande visibilité.
La cuisine comme un roman
Poussant la logique plus loin, Laurent Séminel, de Menu fretin, aimerait que le livre de cuisine suive une évolution identique à celle engagée dans les ouvrages de jardin grâce à la permaculture (1). Un brin provocateur, l'éditeur souhaiterait même « sortir les livres de cuisine du pratique. La gastronomie est une activité intellectuelle par excellence, qui n'a rien à voir avec le travail manuel. » Une ambition que Didier Férat, directeur éditorial de Solar, a mise en œuvre avec Du panier à l'assiette. Premier essai culinaire publié par Solar, ce dialogue entre Serge Papin, PD-G de Système U, et le critique gastronomique Périco Légasse arrivera en librairie début octobre. Il côtoiera sur les tables Les secrets de la fermentation de Sandor Ellix Katz (Terre vivante), qui, selon son éditrice, Brigitte Michaud, « se lit comme un roman. Très militant, l'auteur y aborde le côté politique de la nourriture et décrit sa démarche : l'utilisation des ressources biologiques et locales, et la valorisation de process non polluants dont la fermentation. » La directrice éditoriale de la maison iséroise annonce également pour 2019 un guide sur les poissons qui répondra à des objectifs similaires.
Déjà marqués par la volonté d'explorer l'univers d'un cuisinier, les livres de chefs, qui restent peu nombreux cette année, prennent aussi leur distance avec les recettes. Ayant eu accès aux archives d'Alain Chapel, « chef emblématique des années 1980 qui était convaincu que la cuisine, c'est bien plus que des recettes », Sabine Bucquet, directrice de L'Epure, a ainsi concocté un objet inédit. Récit composé de témoignages et ponctué de portfolios dont l'un accueille une sélection de recettes, L'esprit Chapel évoque avant tout la philosophie et la vision que le chef avait de la cuisine. Dans la même veine, Glénat réédite le livre testament de Paul Bocuse, Le feu sacré, enrichi d'un texte de Eve-Marie Zizza-Lalu, fille de l'une des maîtresses du chef et qui évoque la fin de sa vie. Chez Larousse, Sébastien Formal, formé dans les plus grands restaurants, livre son tour de France, à vélo, des producteurs et restaurateurs qui font la cuisine aujourd'hui « avec un questionnement sur ce qu'est un bon produit, comment on le fabrique, et plus globalement sur notre alimentation », détaille Emilie Franc, qui espère creuser cette ligne en 2019. Persuadée que « les gens sont prêts pour ce nouveau genre de livre, plus ouvert et moins orienté recettes », mais qui ne composent qu'un pan encore marginal des catalogues des éditeurs, souvent cantonnés à des projets coups de cœur, elle espère pouvoir insuffler cet axe dans les gammes et collections, traditionnellement plus pratiques, d'ici à 2020.
Le batch cooking pourrait bien se révéler la tête de pont de cette stratégie. Condensé des préoccupations du moment, manger sain, cuisiner maison et faire rapide, la méthode, très pratico-pratique et qui consiste à s'organiser et à prendre un moment pour préparer tous les repas d'une semaine, devrait en outre constituer une autre éclaircie dans les ventes de l'automne. Toutes les maisons affichent dans leurs programmes au moins un titre sur le sujet, de Larousse, qui réédite Batch cooking, préparez cinq repas pour la semaine d'Anne Loiseau, aux éditions Alain Ducasse, qui, sous la marque Les Editions culinaires, réactivées cette année pour accueillir des ouvrages grand public, propose en octobre Batch cooking, je cuisine le week-end pour toute la semaine, de Pascale Weeks. Un mouvement qui n'épargne pas l'univers végétarien et végan. Chez La Plage, Clea propose Coaching veggie, une organisation pour passer sereinement à la cuisine végétale, alors que First offre avec Vegan (septembre), un livre qui aborde « tout l'univers vegan bien au-delà de la cuisine », signale Marie-Anne Jost-Kotik, directrice éditoriale d'Edi8.
Véganisme
Constituant encore la plus grosse tendance du marché, la cuisine saine, santé, végétarienne et végane enregistre elle aussi une évolution. Le plaisir et la gourmandise s'invitent davantage dans les ouvrages, tout comme les chefs, qui se penchent sérieusement sur le sujet. Alain Ducasse s'associe ainsi à Angèle Ferreux-Maeght, star de la cuisine santé, pour composer Fêtes végétales, qui constitue le « contre-pied d'une approche d'exclusion ou de régimes et qui fait la part belle au plaisir », indique Aurore Charoy, directrice des éditions Alain Ducasse. Avec Les chefs cuisinent vegan (octobre), La Plage choisit de rendre hommage à « tous ces chefs, étoilés ou pas, qui font l'effort du véganisme », complète Laurence Auger. -Parallèlement, la directrice éditoriale de la maison spécialisée, rachetée par le groupe Hachette cet été, continue de défricher le terrain du véganisme. Elle explore toutes les techniques et savoir-faire propre à cette cuisine qui développe désormais « la même exigence et diversité que la cuisine traditionnelle. On arrive vraiment à des traitements pointus », observe l'éditrice, qui commercialise ainsi pour la fin d'année 25 bûches vegan et prépare pour 2019 un ouvrage consacré à la cuisine végane pour les enfants, signé par un pédiatre et orienté sur l'aspect diététique. Enfin, mariant habilement les deux tendances fortes du marché, elle annonce un Thermomix végan, preuve que cette manière de s'alimenter « est bien passée dans le quotidien ».
(1) Voir LH 1159, du 2.2.2018, p. 49-54.
Le retour des livres d'exception
Absents des programmes en 2017, les livres d'exception font leur retour en cette fin d'année. En novembre, Glénat ouvre une série avec Mathieu Pacaud. Fils de Bernard Pacaud, le chef se lance dans une somme en trois volumes, sorte « d'encyclopédie de sa cuisine qui reprendra l'ensemble de ses recettes », détaille Laurence Houlle, directrice de la communication et du marketing chez Glénat. C'est aussi, pour le chef de 37 ans, une manière de « poser sa cuisine et d'en montrer son aboutissement. Mathieu Pacaud conçoit la gastronomie comme un art et cette série en sera l'expression », complète Laurence Houlle. Tiré à 5 000 exemplaires, le premier tome propose 350 recettes sur 800 pages et coûtera 150 euros. A La Fabrique de l'épure, c'est le chocolatier Patrick Roger qui présente sa démarche de créateur et notamment son travail de sculpteur dans 100 degrés 5, un « ovni très illustré », promet Sabine Bucquet, directrice de L'Epure, qui en a fixé le prix à 190 euros. Les éditeurs constatent en effet de bonnes performances pour les livres un peu chers et techniques, qui répondent aux attentes d'un public de jeunes professionnels, qui se sont reconvertis dans le métier, doublés de passionnés toujours présents et fidèles.
Les nourritures capitales réussissent à Menu fretin
Campé depuis la création de sa maison sur sa ligne éditoriale, « des lectures pour gastronomes avertis », Laurent Séminel, -fondateur de Menu fretin, a fait un pas de côté l'année dernière. Désireux d'apporter « du renouvellement et de la nouveauté », il a lancé une collection de city guides gastronomiques, « Le voyageur affamé ». Bien lui en a pris. Les dix titres existants assurent aujourd'hui « une partie du développement de la maison », soutient l'éditeur, qui en commercialise quatre autres pour la fin d'année (Lyon, Beyrouth, Tel-Aviv et La bière à Paris) et en prévoit dix à douze en 2019. Innovante, la collection repose sur un concept ingénieux : une carte qui, grâce à un pliage particulier, permet d'embrasser en un seul coup d'œil les adresses sélectionnées avant tout parce qu'elles privilégient les pratiques alimentaires locales. « Découvrir ces lieux permet de comprendre les spécificités et les habitudes alimentaires des habitants et participe à l'appréhension de la culture d'une ville et d'un pays, au même titre que l'architecture ou la peinture », plaide Laurent Séminel, qui regrette toutefois que les libraires « ne se soient pas emparés de la formule, sans doute parce qu'elle navigue entre tourisme et gastronomie ».
Plus de mook en cuisine
Quasiment seuls sur leur terrain pendant quatre ans, 180 °C, premier mook de cuisine, et 12 °5, son pendant consacré au vin, voient leur concurrence se renforcer depuis l'année dernière. Après Marabout food, inauguré au printemps 2017 et dont le 7e numéro sortira le 19 novembre, La Martinière commercialise en septembre Dépôt légal. Adossée au coffee-shop éponyme créé par Christophe Adam en juin 2017, la revue « obéit au principe du mook en proposant des reportages sur les produits et les fournisseurs du chef », précise Laure Aline, directrice éditoriale chargée de la cuisine. Mais très vite, et si les ventes le permettent, « elle devrait s'ouvrir à des sujets plus larges », promet l'éditrice, qui lancera en 2019 un autre ballon d'essai, Reporters culinaires, une revue consacrée à la cuisine du monde sous la houlette de Jean-François Mallet. Pour répondre à cette nouvelle concurrence, Eric Fenot, directeur de la publication de 180 °C, est passé cette année à une parution trimestrielle de son mook, à l'origine semestrielle. Si l'objectif premier de cette décision consistait « à coller davantage aux saisons », elle a aussi l'avantage d'entraîner une augmentation du volume global des ventes.
Auteur culinaire : la passion pour nourriture
Confrontés à la contraction des ventes et à une concurrence exacerbée, les auteurs de livres de cuisine peinent de plus en plus à dégager une rémunération suffisante.
Et toi, tu arrives à en vivre ? » Plus que l'échange de -recettes ou de techniques, « quand deux auteurs de cuisine se rencontrent, cette -question fuse immuablement au bout de cinq minutes. C'est sympto-matique », témoigne Linda Louis, qui écrit des livres de cuisine depuis quinze ans. D'autant que la -réponse se révèle, à l'écrasante majorité, négative. Si, il y a encore une dizaine d'années, les auteurs culinaires, principalement des femmes, pouvaient vivre de ce métier, « ce n'est plus le cas aujourd'hui, confirme Estérelle Payany. Certes, il y a des exceptions, mais ce sont des arbres qui cachent une -forêt désormais obligée de trouver des activités complémentaires. »
Faire bouillir la marmite
Communication, journalisme, cours ou coach en cuisine, ces auteures multiplient les emplois pour simplement parvenir à faire bouillir la marmite et compenser des revenus qui ne cessent de se dégrader. « Pour écrire un livre, aujourd'hui, on me propose un tiers de ce que j'étais payée il y a douze ans », détaille Julie Schwob, qui fait paraître en octobre une encyclopédie de la conservation chez Flammarion et Le grand livre des bonnes soupes à La Martinière. Certaines gardent une activité salariée à temps plein, comme Clea, qui publie son 30e ouvrage aux éditions de la Plage en septembre (Coaching veggie). « Je n'ai jamais voulu franchir le pas et prendre le risque de me lancer dans des activités en indépendante, nécessaires à côté du métier d'auteur », explique la quadragénaire.
En cause, un marché où les petits prix dominent, des ventes au titre qui diminuent, une concurrence exacerbée, des droits d'auteur faibles, fixés à 4 % en moyenne mais qui peuvent osciller entre 2 % et 7 %, et des titres qui dépassent de moins en moins les premiers tirages. « Les éditeurs les calculent au plus juste. C'est -normal, ce sont eux qui prennent les risques financiers, estime Sylvia Gabet. Mais si on ne parvient pas à aller au-delà de ce premier -tirage, il ne reste que l'à-valoir, et là c'est vraiment raide. » Pour un livre de 72 pages tiré à 4 000 exemplaires, un auteur culinaire expérimenté, mais pas médiatiquement -reconnu, touche en moyenne 1 500 euros d'à-valoir. Une somme qui peut être doublée s'il assure également la photo. « C'est peu au vu de la masse de travail qu'exige un livre de cuisine », se désole Félicie Toczé, qui a mis un an à concevoir et réaliser son dernier ouvrage, Le riz : recettes végétariennes d'ici et d'ailleurs, paru en septembre chez Alternatives. Elle préfère considérer l'écriture de livre de cuisine comme « un projet artistique personnel, qui n'a pas vocation à être rentable pour son auteur ».
Renouer avec le plaisir
Au-delà de l'aspect financier, ces auteurs puisent leur motivation dans l'envie de transmettre, de rendre service ou de faire œuvre de pédagogie. C'est grâce à ce plaisir retrouvé que Trish Deseine, célèbre auteure des années 2000 (Petits plats entre amis et Je veux du chocolat !, Marabout), est revenue à l'écriture de livres de cuisine. Se retrouvant il y a cinq ans dans l'obligation « de produire, produire, produire avec toute une armée de photographes, de stylistes et de directeurs artistiques, des livres désincarnés, telle une usine et de faire trop de -compromis pour simplement en vivre », l'auteure irlandaise a préféré s'éloigner de l'édition pour se tourner vers le conseil. Avec C'est de la Trish !, publié en -octobre par La Martinière, elle a renoué avec le plaisir de concocter un « livre -complet dont la -matière est riche et l'emballage pensé pour servir les recettes afin de donner envie ». Une -formule qui l'a poussée à travailler sur un autre -projet, qui devrait voir le jour, toujours chez La Martinière, en 2019.
