Dix ans après la fin - qu'on sait maintenant provisoire - du Long voyage de Lena (1er volume en 2006, 2e volume en 2009, Dargaud), on avait un peu oublié ce personnage d'espionne créé par Pierre Christin (scénario) et André Juillard (dessin) pour documenter la transition géopolitique, de l'effondrement du système soviétique à l'émergence du terrorisme islamique. La belle, élégante, énigmatique et ferme Lena ressuscite pourtant pour un troisième album. Les deux auteurs cardinaux de la bande dessinée du dernier quart du XX^e siècle et du début du XX^e y portent un regard plus désenchanté que jamais sur la politique et les organisations internationales. Il est aussi essentiellement pessimiste sur le monde en dépit d'une conclusion (à nouveau provisoire ?) qu'on ne dévoilera pas.

Si la brune Lena, toujours de noir vêtue, est « dans le brasier », c'est ici au sens figuré. Car les échanges restent on ne peut plus feutrés dans le manoir en rondins aussi confortable qu'isolé dans la forêt québécoise où elle assure l'organisation matérielle et l'intendance d'une interminable (elle court déjà depuis des mois) conférence internationale. Entre pauses-café et plus longues pauses congé, soirées musicales, promenades dans les sous-bois et soupers fins, séquences natation ou sauna et séances d'équitation, une douzaine de diplomates américain, turc, iranien, saoudien, russe, français, anglais ou encore suédois s'efforcent vainement de trouver une porte de sortie au conflit syrien. Ils essaient de repenser les frontières et les alliances régionales. Affichant plus ou moins de bonne volonté, et une multitude d'intentions cachées, ils recomposent surtout, dans ce huis clos auquel ne manquent ni les portes qui claquent, ni les coups fourrés ou les crises de nerfs, le climat poisseux des premiers albums, où s'esquissait déjà l'impasse de la politique multilatérale mondiale.

Passe l'automne et vient l'hiver sans que rien n'aboutisse. Tout juste s'aiguisent devant Lena, dans le va-et-vient des dialogues ciselés par Pierre Christin, dans les regards et les mouvements saisis par le trait réaliste impeccable d'André Juillard, les animosités et même les haines entre des personnages. Pour sanglés qu'ils soient dans leur costume de rigueur et de fonction, ceux-ci n'en sont pas moins traversés par leurs passions. À mesure que le temps passe, la confusion s'installe entre les caractères, les intérêts et les missions qu'ils portent. La tension monte, et avec elles les inquiétudes. Quelque chose pourrait se passer, qui préoccupe Sir Charles, le président de la conférence, et d'autres participants. Mais même cela changerait-il quoi que ce soit à un système irrémédiablement englué ?