Il n’y a pas d’histoire « totale ». Il existe en revanche des démarches qui aspirent à la tentation de l’absolu. Celle-ci en est une. Elle possède le souffle et la grandeur de la Russie, même s’il s’agit de l’Union soviétique. Son auteur, Alexandre Sumpf, est maître de conférences à l’université de Strasbourg. Raconter l’histoire sociale de l’Union soviétique est une gageure. La traversée se révèle grandiose et tragique. De Lénine à Gagarine vous emporte dans un mouvement ininterrompu où l’on voit se mettre en place un espace politique cloisonné dans lequel les peuples sont déplacés, remplacés, enfermés.
Publié au format de poche, cet inédit nous emporte dans une histoire-fleuve qui charrie autant de symboles que la Volga. Il y est question de la résistance, de l’adhésion ou de la compromission du peuple soviétique avec ce Parti tout-puissant qui distille la foi communiste dans un pays où la figure souffrante du Christ est si présente. « Les Russes sont devenus soviétiques du fait d’un changement de régime, mais la révolution sociale reste à venir et long est le chemin vers l’idéal de l’“Homme nouveau? vigoureux, cultivé et mobilisé. » Long et tortueux, aurait pu ajouter Alexandre Sumpf. La maîtrise du social passe par celle de la géographie. Le territoire est immense, les besoins sont colossaux et le paradis socialiste promis prend vite des aspects d’enfer pour les populations censées œuvrer pour le bien commun.
L’individu, le citoyen et les mentalités collectives soviétiques sont analysés dans les trois parties de cette étude qui fournit beaucoup d’éléments de compréhension sur l’obsession de la quantité plutôt que de la qualité, la santé, l’hygiène, le logement, l’habillement, la consommation et la difficulté à se nourrir dans un régime de pénurie. Pour faire oublier ces difficultés, il y a la peur, la police, le goulag, la rhétorique communiste et le culte des héros comme Gagarine, incarnation du triomphe de la science, du sport et de la culture. C’est dans cette ambiance que s’est modelé l’homo sovieticus, dans ce monde fermé où la raison d’Etat favorise le culte de la culture en censurant les artistes. L’Union soviétique n’est pas qu’une parenthèse dans l’histoire de la Russie. Elle en est une composante essentielle. Les Soviétiques ont vécu dans leur chair ce court XXe siècle totalitaire. Alexandre Sumpf nous en propose une exploration fascinante et il nous en expose les codes sociaux. Avec ce travail solitaire époustouflant, un historien se révèle. Il faut le saluer. Laurent Lemire