En trente et un ans, la Scuola per Librai Umberto e Elisabetta Mauri a formé plusieurs générations de libraires italiens. Connue dans le monde entier, l’école a été créée en 1983 par Messaggerie Italiane, le premier distributeur de livres du pays, qui dispose également d’un réseau d’une cinquantaine de librairies et contrôle 77 % de Gems, le troisième groupe éditorial italien. Depuis, quelque 1 600 libraires ont suivi les cours qui se tiennent à Milan ou ont participé au très fameux "séminaire de perfectionnement" organisé tous les ans, en janvier, dans l’île San Giorgio Maggiore, à Venise. Achille Mauri, le président de la Scuola et, également, de Messaggerie Italiane, qui fêtait en 2014 un siècle d’activité, explique les objectifs et le fonctionnement de cette formation de libraires pas comme les autres.
Livres Hebdo : Comment est née la Scuola per Librai Umberto e Elisabetta Mauri ?
Achille Mauri : A l’origine, l’école est née pour honorer la mémoire de la fille de mon frère, Elisabetta, morte dans un accident de la route à 23 ans. Mon frère Luciano, qui à l’époque dirigeait Messaggerie, en a discuté avec l’éditeur Valentino Bompiani. Nous avons fondé une école pour libraires, car à ce moment-là personne ne s’intéressait à ce métier. Il n’existait pas de didactique de la librairie. Chaque libraire exerçait sa profession en suivant son instinct. Tout était très empirique. Notre métier de distributeur nous avait permis d’apprendre beaucoup sur le terrain. Nous avions donc des connaissances et pouvions contribuer à moderniser les librairies, qui, à l’époque, avaient du mal à s’adapter aux transformations du marché et de la culture, mais aussi à l’arrivée de nouveaux publics et de nouvelles technologies.
Qui vous a aidé dans ce projet?
Nous avons travaillé avec des universitaires, des architectes, des éditeurs, des économistes, des spécialistes des nouvelles technologies. Et, surtout, avec les libraires eux-mêmes, car personne n’enseigne la librairie mieux que le libraire. Nous avons réuni toutes les connaissances disponibles et nous avons essayé de les transmettre aux libraires qui en avaient besoin. Le résultat, c’est une école avec beaucoup d’enseignants très compétents s’adressant toujours à de petits groupes d’élèves. Ce modèle reste le même aujourd’hui, tout comme la philosophie de l’école, qui vise à fournir les instruments pratiques et théoriques nécessaires pour accompagner l’évolution du monde de la librairie.
Actuellement, comment l’école est-elle organisée ?
Chaque année, à Milan, nous proposons une dizaine de cours d’une ou deux journées sur des thèmes spécifiques : de la disposition des rayons aux relations avec les clients, des nouveaux outils informatiques à la gestion du stock, des problématiques économiques à la présentation de certains domaines spécialisés, comme l’édition jeunesse ou l’édition religieuse. Certains cours sont réservés aux libraires déjà en activité, d’autres s’adressent à ceux qui voudraient ouvrir une librairie, car, en dépit de la crise actuelle, le métier conserve son aura. Chaque année, ceux qui veulent tenter l’aventure sont nombreux, mais, souvent, sans se rendre compte des compétences nécessaires et des problèmes à affronter. Par conséquent, nous essayons parfois d’être dissuasifs.
Vous organisez également un séminaire de plusieurs jours à Venise, qui est toujours très apprécié. Quelles sont ses caractéristiques?
Grâce au partenariat avec la Fondazione Giorgio Cini, nous pouvons accueillir les libraires dans un cadre magnifique, où libraires et enseignants vivent ensemble pendant quelques jours avec des échanges très riches. Nous y invitons toujours des libraires italiens et étrangers qui nous semblent à l’origine d’expériences particulièrement intéressantes. Par exemple, cette année, James Daunt de Waterstones, Antonio Ramirez de La Central de Barcelone ou Denis Mollat étaient présents. La dernière journée est ouverte à un public de quatre cents invités du monde de l’édition et se termine avec la conférence d’un grand témoin du monde de la culture, comme Umberto Eco, Hans Magnus Enzensberger, Claudio Magris, Amartya Sen, Ralf Dahrendorf, Francesco Savater et beaucoup d’autres. Pour la qualité des participants et son caractère international, on a parlé de "Davos de l’édition". C’est en tout cas un rendez-vous qui valorise énormément le rôle du libraire.
Comment l’enseignement a-t-il évolué ? Y a-t-il aujourd’hui des problématiques sur lesquelles vous insistez davantage?
En général, nous avons réduit les cours consacrés à la gestion économique pour laisser plus de place à la fidélisation du public, en insistant beaucoup sur l’importance du contexte géographique et socioculturel de la librairie, qui doit devenir un lieu de rencontres et d’expériences culturelles. Le libraire ne peut pas rester enfermé dans son local à attendre les clients. Il doit trouver les moyens de le faire entrer.
Cela signifie que le libraire doit devenir organisateur d’événements culturels?
Certainement. Le libraire doit être créatif et inventer en permanence de nouvelles initiatives. L’inventivité est son vrai capital et sa force, beaucoup plus que les fameux conseils au client. Les lecteurs en ont moins besoin aujourd’hui, car ils peuvent s’informer beaucoup plus facilement qu’autrefois, spécialement grâce à Internet et aux réseaux sociaux. En revanche, ils ont besoin de se sentir intégrés à une communauté de lecteurs. Ils entrent dans une librairie non seulement pour acheter des livres, mais également pour vivre une expérience.
Quel est le budget de l’école ?
Cinq cent mille euros par an, presque entièrement financés par Messaggerie, car les frais d’inscription aux cours - volontairement pas très élevés - couvrent à peine 10 % des coûts. Si, après trente et un ans, nous continuons de financer cette activité, c’est évidemment parce que nous voulons contribuer à la modernisation du monde de la librairie, pour en garantir le futur. Nous sommes des distributeurs et avons besoin des libraires. De plus, pendant toutes ces années, nous avons beaucoup appris de ces échanges avec eux. Cette relation directe nous aide à comprendre l’évolution du marché du livre.
Récemment, la Scuola a changé son statut, en devenant une fondation à but non lucratif. Cela va-t-il entraîner des changements dans son fonctionnement?
Non, mais cela rendra plus facile le développement de nos activités. Par exemple, nous sommes de plus en plus sollicités à l’international et on parle même d’une éventuelle école de la librairie européenne en collaboration avec d’autres institutions similaires, comme l’école d’Oxford ou l’école de la librairie allemande. Dans cette perspective, le nouveau statut pourrait faciliter un financement européen.
Croyez-vous qu’une école européenne pourrait être utile, compte tenu des différences culturelles et économiques des différents marchés nationaux ?
Confronter les expériences de plusieurs pays est toujours très enrichissant, d’autant plus qu’au-delà des différences linguistiques, les problématiques de la librairie sont les mêmes partout. Certes, les différences d’un pays à l’autre ne permettant pas toujours de reproduire une formule à l’identique, chaque expérience doit être adaptée au nouveau contexte. Mais malgré ces difficultés, il faut toujours s’inspirer des expériences réussies à l’étranger.
Avez-vous de nouveaux projets pour les années à venir ?
Nous travaillons à deux nouvelles initiatives. D’abord, une activité de consulting et d’enseignement individualisé pour des librairies qui voudraient des conseils spécifiques. Ensuite, à une école pour les représentants, car pour nous il faut rendre le dialogue plus efficace entre les éditeurs et les libraires. Cela permettrait de faire baisser le taux des retours. En Allemagne, il est de 10 %, en Italie de 45 %. Des représentants mieux formés pourraient contribuer à faire évoluer cette situation, en réduisant le coût de ce très dispendieux va-et-vient des livres. Tout le monde y gagnerait.