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Héloïse d'Ormesson : "Plus l'édition se dématérialise, plus on a besoin de contacts entre l'éditeur, le libraire et le lecteur"

"Je n'aurais jamais pu créer ma maison de cette façon aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, j'aurais été adossée à un groupe, et je n'aurais pas publié les mêmes titres." - Photo OLIVIER DION

Héloïse d'Ormesson : "Plus l'édition se dématérialise, plus on a besoin de contacts entre l'éditeur, le libraire et le lecteur"

Quatre éditeurs indépendants, 1/4. Ils sont quatre jeunes éditeurs, lancés dans le métier depuis quelques années, toujours indépendants, et dont les catalogues sont remarqués, appréciés, voire imités. Comment ont-ils fait ? Imaginaient-ils que cela serait comme ça ? Comment voient-ils l'évolution de leur métier, en ces temps où le livre numérique rebat les cartes ? Leurs réponses dans ce numéro et les trois suivants.

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Par Claude Combet,
Créé le 28.06.2016 à 14h30 ,
Mis à jour le 01.07.2016 à 12h05

Vous avez créé votre maison d'édition il y a cinq ans. Quelles évolutions du métier avez-vous constatées ?

Par rapport à mes débuts dans l'édition il y a vingt ans, un phénomène s'est accéléré au cours des dernières années : le succès commercial d'un livre n'est plus honteux. Il y a encore dix ans, les journalistes ne tenaient pas compte des scores préalables des titres étrangers, aujourd'hui, en revanche, ils sont friands de ce type d'information. Le fait qu'un livre ait été un best-seller dans son pays d'origine constitue un vrai plus pour le lancement. Les libraires n'ont plus les mêmes réticences par rapport au succès, ils n'ont plus le même ressenti vis-à-vis des livres commerciaux.

Ce que sont aujourd'hui les éditions Héloïse d'Ormesson correspond-il à vos attentes ?

Nous avons réussi à crééer une maison d'édition (par opposition à une entreprise d'édition), une entité avec un esprit de famille et des liens d'amitié avec nos auteurs, français et étrangers. Ils se connaissent, se soutiennent, lisent leurs manuscrits et se déplacent pour leurs signatures respectives. L'un de mes regrets est certainement de m'être éloignée du travail purement éditorial, pour lequel je suis secondée par Sarah Hirsch. La gestion d'une entreprise est assez rébarbative, pour une littéraire comme moi. Je ne pensais pas que les tâches administratives m'accapareraient autant. Nous avons commis toutes les erreurs possibles (de recrutement notamment) et créer une dynamique de groupe reste un enjeu quotidien.

Aujourd'hui, nous allons déménager car l'équipe - qui compte huit salariés (dont deux à mi-temps) - est à l'étroit boulevard Saint-Michel. Je viens de signer le bail, nous nous installerons cet été dans les anciens locaux des éditions des Arènes dans le 5e arrondissement de Paris.

Quel bilan tirez-vous de ces cinq années ?

La France est un pays privilégié. J'ai conscience, en parlant avec mes amis anglo-saxons, que je n'aurais jamais pu créer ma maison de cette façon aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, j'aurais été adossée à un groupe, et je n'aurais pas publié les mêmes titres. Quand je rentre de Londres ou de Francfort, je suis toujours médusée car je ne comprends pas comment les éditeurs anglais s'en sortent. Ils n'ont que Waterstone's et Amazon pour vendre leurs livres. Cela restreint leurs possibilités et limite la prise de risque. En France, la diversité de la chaîne du livre se traduit par une pluralité de publications très appréciable.

Pensez-vous pouvoir préserver votre indépendance, dans cette période de crise ?

Je désire conserver cette indépendance, mais je ne le ferai pas à n'importe quel prix. Quand nous avons démarré en 2005, en pleine crise économique, je savais d'emblée que nous aurions à nous battre et à déployer une énorme énergie. La crise récente n'a rien changé à cette nécessité. En cette période morose, je suis malgré tout une éditrice heureuse car nos résultats sont en constante progression. Si la première année a été déficitaire, nous avons quasiment atteint l'équilibre la deuxième année, et depuis deux exercices nous sommes bénéficiaires. Tatiana de Rosnay (avec les cessions) et Jean d'Ormesson représentent près de 50 % du chiffre d'affaires et portent la maison, mais Pierre Pelot, Isabelle Alonso, Marcus du Sautoy et Lucia Etxebarria, qui m'a suivie depuis Denoël, ont réalisé de bons scores et participent à notre réussite... Il y a un effet d'entraînement : le succès appelle le succès.

Quelle est votre stratégie pour les années à venir ?

Je ne souhaite pas changer la physionomie de l'entreprise, ni sa taille. Ma stratégie n'a pas varié depuis la création de la maison : il faut maîtriser la production. Nous publions entre vingt-trois et vingt-cinq titres par an et nous nous en tiendrons là. L'équipe, telle qu'elle est, ne pourrait pas défendre un programme plus lourd. Rien de plus frustrant que de voir un livre éclipsé par un autre en interne. Je souhaite pouvoir soutenir un titre paru il y a plusieurs mois, le retravailler si l'auteur vient à Paris ou si l'actualité s'y prête. Je veux avoir le sentiment, même quand on échoue, qu'on a fait le maximum et qu'on s'est mobilisé pour un livre.

Quel modèle de maison d'édition aviez-vous en tête au départ ? Doit-il évoluer ?

D'emblée, nous nous sommes positionnés sur un modèle généraliste. Sur les 24 titres annuels, nous publions 10 romans français, 10 romans étrangers et 4 essais, et nous n'avons pas prévu d'éditer de beaux livres ou d'ouvrages pour la jeunesse. Ce n'est ni un choix délibéré, ni une question d'équilibre économique. Cela correspond à nos goûts personnels, les miens (j'ai commencé en publiant la littérature étrangère chez Flammarion et chez Denoël) et ceux de mon compagnon Gilles Cohen-Solal, qui est davantage un éditeur de documents. Il est assez plaisant de sortir des titres qui ne se font pas concurrence, cela nous permet de mieux les défendre. On pourrait à l'inverse réduire notre production, mais se poserait alors le problème de notre présence en librairie.

Que faut-il privilégier aujourd'hui pour exister en librairie ?

Le choix de la diffusion s'est révélé crucial (Interforum). Dans un premier temps, certains libraires influents n'ont peut-être pas perçu la maison pour ce qu'elle était réellement, une maison littéraire. Mais rapidement, la production des éditions s'est imposée en librairie. Les scores de Tatiana de Rosnay en France et à l'étranger masquent une réalité économique : 70 % de nos publications sont d'abord défendues par le premier niveau.

Avec la crise, le métier est beaucoup plus crispé. C'est même devenu compliqué pour un livre qui a un potentiel. Si la presse et les libraires ne le remarquent pas tout de suite, il se retrouve facilement asphyxié par la surproduction. Suivre un auteur qui n'a pas rencontré le succès est encore plus délicat : ses mises en place s'effritent de livre en livre et sa visibilité s'estompe. C'est dans ces cas de figure qu'il faut redoubler d'habileté. Dans ce contexte, nous avons pris le parti de la promotion sur le point de vente. Nous investissons sur chacun de nos lancements, et tentons d'offrir aux libraires du matériel pour la mise en avant de nos nouveautés. Nous accordons aussi beaucoup d'importance à l'objet, à la composition et à la fabrication de nos livres, dont le soin est confié à Floch, un imprimeur indépendant, qui partage nos valeurs.

Quelle est votre approche du numérique ? Est-ce un danger ou une chance pour le livre ?

Le numérique ne me fait pas peur. Comme le poche ou le club, c'est une nouvelle exploitation qui augmente les chances de diffuser le livre. Nous avons inclus la clause numérique dans nos contrats, mais nous n'en sommes pas encore au stade de la numérisation systématique. Notre premier - et unique - titre numérique est Rose, le dernier livre de Tatiana de Rosnay, auteur très versée dans les nouvelles technologies. Tout en restant vigilante à ne pas nous laisser distancer, dans la mesure où cela représente pour la littérature un marché embryonnaire, je ne fais pas de la numérisation une de nos priorités. Toutefois, la biographie d'Himmler par Peter Longerich, que nous avons publiée à l'automne, avec ses 916 pages, aurait été tout à fait justifiée sur ce support.

Pensez-vous que le numérique va modifier la pratique du métier ?

Quel que soit le poids économique du numérique, le métier d'éditeur sera préservé. Le secteur s'organisera différemment, l'édition telle qu'on la pratique évoluera. C'est le sort des librairies indépendantes qui me préoccupe. Le numérique pourrait décupler le poids des géants comme Google ou Amazon, fragilisant la librairie traditionnelle. Les libraires doivent se mobiliser, se fédérer, s'équiper pour vendre du livre numérique, et ne pas abandonner le marché aux multinationales. Il est capital qu'ils perpétuent leur rôle de prescripteurs. Pour acheter un livre numérique, les lecteurs n'auront pas moins besoin de conseils que le libraire est le plus à même de leur fournir. Afin de résister à la concurrence des revendeurs en ligne, les librairies pourraient devenir un lieu de culture et de rencontres au sens large : plus l'édition se dématérialise et se globalise, plus on a besoin de contacts entre l'éditeur, le libraire et le lecteur.

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