Elle a ce rire franc de ceux qui savent. Et qui s'en amusent. Le sujet est pourtant sérieux, voire piégé. Héla Ouardi s'est engagée à raconter les premiers pas de l'islam après la mort du prophète. Dans Les derniers jours de Muhammad (2016), elle dressait le décor, assez loin de ce qu'on dit ou de ce qu'on croit. Dans La déchirure, le premier des cinq volumes qu'elle consacre aux quatre califes, on passe du drame shakespearien à la tragédie grecque des Atrides avec des prétendants qui se déchirent pour la succession. Les références littéraires, c'est son domaine.
Professeure de littérature et de civilisation française à l'université de Tunis El Manar, elle expliquait à ses étudiants les mystères de Baudelaire ou les expérimentations de Queneau, l'auteur auquel elle a consacré sa thèse. Et puis il y a eu le vendredi 14 septembre 2012, l'attentat contre l'ambassade des Etats-Unis à Tunis. « Je passai à ce moment-là en voiture. C'est la première fois que j'assistai à un attentat. J'étais sous le choc. Les terroristes l'avaient revendiqué au nom de Muhammad. Mais qui était-il vraiment ? »
Contre les obscurantismes
Elle se met alors en tête de rechercher, d'abord dans les biographies puis dans tous les textes de la tradition que seuls les érudits connaissent. Elle confie ensuite son travail à Mohammad Ali Amir-Moezzi. Ce savant, détenteur de la chaire d'islamologie classique à l'Ecole pratique des hautes études, valide cette approche peu académique et la transmet à Jean Mouttapa, chargé du département spiritualités chez Albin Michel. Le livre est un succès.
« Toutes proportions gardées, j'ai fait comme Pascal avec Les provinciales. J'ai mis sur la place publique un débat qui devait rester dans les cercles religieux. Mais ce savoir-là intéresse tout le monde, que l'on soit croyant ou pas. » Par cette lecture critique, elle montre que le poison contient aussi l'antidote. « Je voulais savoir, comprendre et faire partager. Il y a aussi une forme de révolte personnelle dans ma démarche. » Elle se souvient de cet islam de fête dans lequel elle a grandi, au sein d'une famille lettrée, avec un père attentif et une mère qui écrit des poèmes.
Après les attentats de novembre 2015 à Paris, elle est surprise de la déclaration de François Hollande sur un prétendu islam originel de paix et de tolérance. Nouvel éclat de rire. Elle sait bien, elle, femme en Tunisie et intellectuelle, la ténacité qu'il faut pour faire accepter l'égalité des droits, notamment dans l'héritage. Elle ne cache rien de la brutalité de ces califes, du coup d'Etat et du bain de sang qui suivit la mort du prophète, de cette violence endémique qui déchire toujours les musulmans. Voilà pourquoi elle espère pour la fin de l'année, au moment du Salon du livre de Beyrouth, présenter Les derniers jours de Muhammad dans sa traduction arabe.
Quand on lui parle de courage, elle répond : « Je n'ai plus peur. » Elle a accompli sa révolution personnelle dans ce pays qui a connu celle du « jasmin », une révolution pour retrouver l'islam de sa grand-mère, à mille lieues de celui de Daesh. Il y a une constance dans cette métamorphose. Il faut la chercher dans les racines profondes de cette Tunisie qu'elle veut défendre contre les obscurantistes, dans cette respiration démocratique, dans ce souffle qui pousse à comprendre plutôt qu'à détruire.
Les califes maudits,vol. 1 : La déchirure
Albin Michel
Tirage: Array
Prix: 22 euros
ISBN: 9782226441065