Avant-critique Roman

Pays de neige. L'île de Jeju, au sud de la péninsule coréenne, est à une heure de vol de Séoul. Sa situation insulaire, ses traditions typiques (sa communauté de plongeuses qui pêchent des crustacés), son dialecte, font de Jeju une région à part. Avec son relief volcanique, c'est une destination touristique prisée des habitants du Pays du matin calme. Mais ce n'est pas pour cette raison que la narratrice d'Impossibles adieux de Han Kang s'y rend. L'écrivaine Gyeongha est contactée par Inseon, photographe et documentariste, avec laquelle elle collaborait naguère et qui s'était retirée à Jeju pour s'occuper de sa vieille mère et se reconvertir dans l'ébénisterie. En travaillant le bois, Inseon s'était blessée. La narratrice a accouru à son chevet à l'hôpital de la capitale où elle avait été transférée. Gyeongha s'est vu confier la mission d'aller à Jeju nourrir l'oiseau de compagnie de son amie, sans quoi le volatile mourrait.

À peine descendue de l'avion, Gyeongha est prise dans une tempête de neige. Elle attend le bus qui la mènera à l'adresse où elle séjourna lors de sa dernière visite à Inseon. Elle se remémore son amitié avec son ancien binôme photographe. Inseon avait fugué très jeune, tournant, pensait-elle, à jamais le dos à cette mère bizarre qui dormait avec une scie sous son matelas. La neige couvre de son blanc manteau les souvenirs comme les cauchemars - les atrocités commises lors du soulèvement de Jeju du 3 avril 1948, prémices de la guerre civile. Un jour d'abondante neige, la mère d'Inseon, encore fillette, et sa grande sœur, 17 ans, retournent au village après une course et découvrent qu'elles sont les seules survivantes d'un massacre perpétré par la police... Des rêves noirs hantent les nuits de Gyeongha. La romancière se voit au fond d'un puits sec avec des femmes et des enfants ; des balles sifflent au-dessus de leurs têtes : « Du sol [...] monte une eau collante, semblable à du caoutchouc fondu. Qui engloutit notre sang et nos cris. »

Née en 1970 et vivant à Séoul, Han Kang, lauréate du Man International Booker Prize 2016 pour La végétarienne (Serpent à plumes, 2015), est une immense autrice dont les livres quoique disponibles en français - Impossibles adieux est son sixième traduit - n'ont jusqu'à ce jour malheureusement guère trouvé d'écho auprès du public hexagonal. L'écriture de Han Kang mêle sensations et sentiments et les fait vibrer en arabesques - scènes du présent et images du passé se superposent, réel et fantasme s'enchâssent pour composer un sublime chant d'adieu, et d'amour aussi. La carrière humaine n'est qu'un long sevrage. Du cordon ombilical au fil de sa propre vie en passant par les liens du cœur, la rupture est à la fois inéluctable et impossible. Qu'est-ce qu'une existence si ce n'est la mémoire de ce qu'on a vécu et de qui on a aimé ? La neige, leitmotiv du livre, est la métaphore de l'impermanence comme du mystère de notre singulière présence au monde (chaque cristal formant le flocon est unique), elle est de cette couleur à laquelle Han Kang a consacré un récit méditatif, Blanc (le Serpent à Plumes, 2019). Blanc en Asie est la couleur du deuil.

Han Kang
Impossibles adieux Traduit du coréen par Pierre Bisiou
Grasset
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 22 €
ISBN: 9782246831242

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