"Chaque individu, affirme Adam Smith dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), travaille nécessairement à rendre le plus grand possible le revenu annuel de la société." Et le père du capitalisme de préciser que ce progrès social n’est pas intentionnel : l’homme n’ayant d’intérêt que son propre gain, il est mû par une espèce de "main invisible" de sorte que même s’il œuvre pour soi-même, c’est l’ensemble qu’il fait avancer. La loi de l’offre et de la demande crée une dynamique qui suffit à enrichir tout le monde. Jeremy Rifkin, dans La troisième révolution industrielle (Les Liens qui libèrent, 2012), "mett[ait] Adam Smith à la retraite". Ici, il le met carrément en bière. N’en déplaise aux épigones de Marx, premier grand critique de l’Ecossais des Lumières, "l’éclipse" de l’économie de marché ne passera pas tant par la dictature du prolétariat que par l’émergence de ce que Rifkin appelle les "communaux collaboratifs". Le terme désigne toutes les pratiques collaboratives du cyberespace : partage de voitures ou de vêtements, échange d’appartements, crowdfunding ou financement participatif, programme éducatif gratuit, Bitcoin et autres devises virtuelles ; il fait référence aux commons, ces champs de l’Angleterre médiévale ouverts à tous pour le pâturage avant l’enclôture des parcelles à l’aube de la Révolution industrielle. Avec Internet, on ne se fait plus tondre par des intermédiaires abusifs et on broute gratis !
Voici le constat de base de l’auteur de La nouvelle société du coût marginal zéro. Le cœur du système capitaliste, c’est le profit : investissement et retour sur investissement sont ses deux mamelles. Dans une compétition effrénée, les entreprises, grâce aux avancées technologiques, produisent plus vite et à moindre frais afin de gagner de nouveaux marchés. Or ce rendement maximal engendre paradoxalement une baisse des prix. Avec un coût marginal quasi nul, c’est toute la raison d’être du capitalisme qui est mise à mal. Les communaux collaboratifs et "l’Internet des objets" - un monde muni de capteurs favorisant une consommation intelligente de l’énergie et respectueuse de l’environnement - lui donneront son coup de grâce.
C’est qu’on assiste, souligne Jeremy Rifkin qui conseille entre autres l’Union européenne, à un changement de paradigmes. "La génération du Millénaire", née dans les dernières décennies du XXe siècle, a biberonné à l’éthique de l’échange ; habitués à la gratuité sur la Toile ces jeunes préfèrent l’accès à la propriété et se rendent bien compte que "le bien-être économique se mesure moins à l’accumulation du capital financier qu’à la constitution du capital social". Le "prosommateur" est né - le consommateur qui contribue à la production -, bienvenue au nouvel âge de l’économie du partage ! Sean J. Rose