Il a fallu que ce soit son éditrice, Anne-Sophie Stéfanini, qui l'avoue. Lui n'y a pas pensé ou, s'il y a pensé, s'est dit que cela semblerait peut-être un peu too much, presque une ligne d'interprétation trop évidente. Gilles Boyer adore les romans de John Le Carré. Et de fait, il n'est pas interdit à tout scrutateur attentif de la scène politique, notamment de la droite qui consent de moins en moins, à se dire telle, qu'il est un peu le George Smiley de cette comédie humaine. Un homme de l'ombre (Dans l'ombre, n'est-il pas le titre d'un roman qu'il a coécrit avec son ami, l'actuel locataire de Matignon), un tireur de ficelles, celui que l'on croit aux manettes et qui est finalement le seul à savoir qu'il n'y a pas de manettes, juste des impondérables.
Elégant et courtois
On le rencontre dans un hôtel parisien où il est de passage entre deux sessions parlementaires à Strasbourg où le requièrent ses nouvelles fonctions de député européen. Elégant, courtois, il s'exprime d'une voix douce presque éteinte, mais avec une sorte de réserve que l'on ne mettra pas que sur le compte de sa bonne éducation. Il n'est pas sûr que l'exercice de la conversation, a fortiori avec un journaliste, soit son préféré. Ni l'exigence de parler de soi. Il s'y prête pourtant, mais ne s'y donne pas.
Il vient de publier son cinquième livre. Une vraie réussite, étonnamment alerte, entre comédie de situation et La règle du jeu de Renoir. L'histoire d'un homme, Claude, qui après son service militaire dans la Marine nationale est nommé maître d'hôtel à Matignon. Michel Rocard est en train d'y creuser son sillon et plus précisément, ce jour-là, un arbre dans le jardin (tradition qui sera reprise par tous ceux qui lui succèderont). Rocard partira, onze autres aussi au fil des années et Claude restera jusqu'à ce jour où l'appelle, à regret, la retraite alors qu'Edouard Philippe est son treizième « pacha » (terme utilisé par les marins pour désigner leur commandant). A sa façon, Claude les aura tous aimés, témoin discret de leur humanité plus que de leurs travers. Comme il aura aimé, passionnément même, ce grand paquebot à la dérive qui ne s'échoue jamais totalement qu'est Matignon.
Matignon, Gilles Boyer y est arrivé dans le « paquetage » de l'actuel premier ministre en juillet 2017. Et comme partout où il est passé, ce fils de parents enseignant, ayant grandi à Sèvres, y a écrit. « J'arrêterai un jour la politique, d'écrire jamais » déclare cet être si ontologiquement dissimulé. C'est né de la lecture d'abord, Tolstoï, Dumas, Les Misérables, mais a grandi sinon sans elle, en parallèle. Bien sûr, Gilles Boyer lit encore, Auster, Murakami, dernièrement Les Disparus de Mendelsohn (« un vrai choc, littéraire aussi »), mais il écrit toujours. Il se dit parfois en désamour avec le roman ; peut-être parce qu'au fond il ignore qu'il est fondamentalement le personnage d'un qui resterait à écrire. Il y a chez lui comme un goût légèrement insolent à l'autodépréciation. Il va dire « j'ai beaucoup de lacunes » ou « écrire et lire sont à mes yeux assez incompatibles » ou encore « Maintenant, je lis surtout des livres de droit ». Et au détour de la conversation qui a fini par s'installer, il avoue qu'il était un enfant assez solitaire, renvoyant ainsi à la phrase de Roland Barthes, « l'enfance est le territoire de l'ennui ». Alors voilà, quoi qu'il en ait, l'enfance ça ne se quitte pas comme ça. Ce père de deux petites filles le sait sans doute. L'auteur lui, l'ignore encore.
Le maître d'hôtel de Matignon
Lattès
Tirage: Array
Prix: 18 euros
ISBN: 9782709656696