10 avril > Roman Royaume-Uni

Si le titre du dernier Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest, est pour le moins elliptique en français, il l’est plus encore dans la version originale : NW. Ces deux lettres capitales font référence au code postal londonien et désigne cette partie de la métropole britannique où l’écrivaine, née en 1975 d’une mère jamaïquaine et d’un père anglais, a grandi. Willesden, quartier populaire et bigarré, a fourni le décor de son premier roman et best-seller Sourires de loup (Gallimard, 2000). Après une douzaine d’années, Zadie Smith rentre, littérairement parlant, au bercail du Grand Londres métissé. Son nouveau livre est le reflet des évolutions sociologiques du tissu urbain londonien où les écarts se creusent entre les plus défavorisés et une classe montante de jeunes cols blancs, bobos venus acheter dans ces quartiers plus abordables. Jamaïquains, Indiens, sikhs, le "NW" est cosmopolite et hétéroclite, les accros au crack rôdent dans les allées cossues.

Leah, Natalie, Felix, Nathan, existences qui s’entrecroisent ou se sont frôlées : tous ont vécu dans la Cité Caldwell, les tours HLM de Willesden. Nathan et Felix n’échappent pas au karma des lieux : la drogue, le "bizness", les femmes. Felix, né dans une communauté rasta, pense s’en sortir grâce à la revente de voitures, mais il est poignardé la veille du carnaval de Notting Hill… Peu importe au fond ce qui arrive à ces protagonistes, leurs destins sont aussi bien composés de ce qui ne leur arrive pas. Chaque pendant de ce polyptyque ne répond pas à une parfaite symétrie, car c’est le disparate, le discordant, qui traduit le mieux les hasards et les non-choix qui composent une vie.

Ce faux parallélisme est illustré par les parcours de Leah et de Natalie. Cette dernière, "Keisha" au lycée, a tourné le dos à son milieu misérable, est devenue avocate d’affaires. Elle s’est réinstallée avec son mari chic et sa parfaite progéniture dans la partie "propre" du quartier et garde toujours le contact avec Leah. Mais Leah se sent à mille lieues de son amie d’enfance.

L’Irlandaise rousse, seule Blanche parmi les Noirs, mariée à un beau coiffeur français d’origine africaine, flotte dans une carrière qui n’en est pas une - elle travaille sans guère d’enthousiasme dans le milieu associatif. A 35 ans passés, Leah est également ballottée entre le souhait de plaire à son mari qui aspire à fonder une famille et son désir à elle de demeurer sans enfants - elle prend la pilule en cachette. Solitude et empathie. Zadie Smith mêle aux soliloques des personnages les bruits de la ville. Dans une veine très stream of consciousness, à la manière de Virginia Woolf ou de Joyce, le sensoriel fait ici corps avec la pensée même. Leah observe le tilak, le point rouge sur le front d’une hindoue, s’y plonge jusqu’à ce qu’"il devienne flou, puis énorme, […] comme si elle pénétrait à l’intérieur, le traversait pour en ressortir dans un univers plus doux, parallèle au sien, où les gens se connaissent intimement, où le temps, la mort, la peur, les sofas n’existent plus […]".

A travers Ceux du Nord-Ouest, Zadie Smith brosse un portrait de son Londres natal, hypersensible, sous forme de tapisserie dont le motif se déploie en méandres et dont le temps est la véritable étoffe.

Sean J. Rose

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