Voici de retour, avec sa langue directe et fleurie, Jeanne Cordelier, réchappée d'un destin à la Zola. Dans la lignée de Reconstruction (Phébus, 2010) qui reconstituait sa sortie vers la lumière, après la violence de l'enfance et celle de la prostitution, l'écrivaine autodidacte, auteure du best-seller La dérobade réédité en 2010, plus de trente ans après sa parution, et qui reparaît dans la collection "Libretto", retourne une nouvelle fois sur son passé et gravit les marches de l'Escalier F, pour offrir un tombeau, avec fleurs de trottoirs et couronnes d'épines, à ses quatre frères et à sa soeur aînée, fratrie soudée à la vie, à la mort, aujourd'hui en partie décimée. C'est donc Danielle dite Dany, devenue Jeanne, la troisième, née en 1944, qui raconte. Celle qui, installée en Suède depuis des années, ayant suivi son mari Val dans tous les recoins de la planète, a fui bien loin du sixième étage de l'immeuble du 14e arrondissement où elle a vécu avec sa famille, à neuf dans deux pièces. Serrés les uns contre les autres, dans une promiscuité brutale : les six frères et soeurs nés entre 1937 et 1957, la mère Andrée, une Folcoche qui avaient les insultes et la main lestes, le cousin Michel et le père incestueux, déjà dénoncé dans les livres précédents.
Le ton du livre fait écho aux liens tissés au sein de cette fratrie maltraitée : la tendresse est pudique, l'attention bourrue. On a l'amour vache mais résistant aux chocs, car fondé sur une forme de loyauté primitive, de solidarité face aux coups "qui pleuvent". Puisqu'il a bien fallu faire front, ensemble, devant le malheur du monde s'acharnant sur cette famille, ses membres très tôt salement cabossés, puis tombant les uns après les autres, vaincus par le chômage, l'alcool, le cancer, rattrapés par la misère qui tue : Christian, le premier, puis Michel, le mari de Lucette, la belle Lulu, la grande soeur qui suivra "son homme" de près.
Avec cette énergie des guerriers de la vie, qui fait penser à celle d'une Christiane Rochefort, Jeanne Cordelier offre une oraison affectueuse et sans fard à ses proches. L'hommage de celle qui est revenue des enfers à ces chers anonymes qui n'ont pu s'en échapper.