Françoise Benhamou - Dans la mesure où personne ne sait quels modèles pourraient fonctionner, ils sont bien sûr inquiets de ce passage à un univers très incertain, où il y a de la destruction de valeur. D’autre part, la France est un marché de libraires, très différent des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, et que le numérique met en péril. Il bouleverse donc l’écosystème du livre, ce qui entraîne une réaction de prudence.
Le numérique met en évidence des oppositions d’intérêts : il réduit les prix, donc le gâteau à partager diminue. Soit il y a des acteurs en moins, soit il faut que chacun renégocie sa part. Les éditeurs résistent aussi à la baisse des prix pour que le numérique ne cannibalise pas celui de la librairie.
Le rêve de l’éditeur, c’est l’édition scientifique qui a trouvé sa seconde vie dans le numérique : la clientèle est captive et prête à payer. L’érotique ou le pseudo-érotique, la science-fiction commencent à trouver leur place pour d’autres raisons. Quand il y a valeur ajoutée dans les usages, il y a possibilité de développer une offre spécifique. Par exemple, les éditeurs pourraient valoriser cette technologie auprès du public âgé, souvent gros lecteur, mais avec des problèmes de vue qu’une liseuse peut atténuer. Ce qui peut fonctionner, ce sont soit des marchés de masse où il est possible de gagner de l’argent même avec des prix bas, soit des marchés de niche, où il est possible de cibler une clientèle bien identifiée.
C’est le maillon faible, en raison des marges, mais les libraires peuvent répondre à cette demande de socialisation que fait naître le numérique en raison de l’individualisation des pratiques culturelles et de l’isolement qu’il provoque. Beaucoup de libraires racontent que les gens reviennent, ont envie de parler, ce que constatent aussi les bibliothécaires.
C’est un enjeu absolument considérable. Le numérique produit de l’offre à profusion, mais qu’on pourrait presque qualifier de fictive : si elle ne rencontre pas son public, elle n’existe pas. Amazon produit de la recommandation qui peut amener à des titres, mais ne promeut pas des auteurs, et surtout pas des inconnus. L’effet de longue traîne dont on a beaucoup parlé est très difficile à mesurer, et probablement anecdotique. Mais Internet produit aussi des possibilités nouvelles de prescription, et un des enjeux pour les éditeurs et les libraires, c’est d’investir cet espace. Il y a sans doute des professions à inventer.
Avec Stéphanie Peltier, nous avons fait une recherche sur la manière dont les jeunes achètent leurs bandes dessinées et nous avons constaté que les échanges sur Internet reproduisent pour le moment ce qui se passe avec le bouche-à-oreille dans le monde physique.
Je ne crois pas que ce soit leur métier. C’est un phénomène sérieux, qu’il ne faut pas considérer avec légèreté ou mépris, qui est aussi révélateur de la crispation entre auteurs et éditeurs. Les éditeurs peuvent observer l’autoédition comme un vivier, un lieu d’évolution de l’écriture.
J’ai commencé mon livre avec cette comparaison parce que les éditeurs sont obsédés par le secteur musical, qui a accumulé les erreurs, dans la recherche d’un modèle, la lutte folle contre le piratage, l’organisation de l’offre, la tarification, etc. Mais la presse dont je parle aussi est importante, car elle fait partie de l’écrit, elle contribue beaucoup à l’apprentissage de la lecture sur écran. Elle est intéressante pour la leçon de ses erreurs, notamment de la transposition du monde physique dans le numérique, qui ne suffit pas pour justifier de faire payer ce contenu.
C’est un nouvel usage pour lequel les gens sont prêts à payer, mais il ne reste que des miettes pour rémunérer l’auteur, le compositeur, le producteur, alors que c’est un marché de masse. C’est à la fois intéressant du point de vue des usages, mais inquiétant du point de vue économique. Certains livres s’y prêtent bien, on a envie de les lire parce qu’on en parle, mais sans plus…
Internet entraîne une double inversion : je consomme, mais je ne possède pas nécessairement, je commence à lire en streaming par exemple, et si le livre me plaît, je l’achète en papier ou en numérique pour le conserver. Une autre inversion concerne l’offre, d’abord numérique, et éventuellement complétée par du papier, en impression à la demande. Ce qui permettra de réduire les coûts, car on ajustera la production physique à la demande, mais ça suppose un changement complet de modèle économique.
Mon expérience d’enseignante me laisse penser qu’il y a surtout un problème de valorisation de l’écrit, de la place du livre. Certes, il est sous le sapin de Noël tous les ans, mais il s’agit souvent de beaux livres, pas forcément à lire. Il y a la concurrence d’autres médias, en raison de ce défaut de valorisation de l’écrit. Le temps, les jeunes l’ont, ils peuvent être sensibles à la variété de l’offre, son immédiateté. Il y a aussi des perspectives de ce côté, mais il faudra bien du temps pour voir émerger un univers stable.