Catherine Millet sera de retour pour les 40 ans de "Fiction & Cie", créée au Seuil en 1974 par Denis Roche. "Nous republierons en mai prochain La vie sexuelle de Catherine M., dans une édition collector, sous une couverture rouge avec un titre au fer argenté, annonce Bernard Comment, qui a succédé au fondateur il y a dix ans. Nous y ajouterons quatre textes, dont le commentaire d’un théologien. Il y aura un seul tirage." La directrice de la revue Art Press a bien mérité les honneurs de la maison. Le récit à la fois méticuleux et distancié de ses multiples ébats était devenu le phénomène éditorial de l’année 2001, et le record absolu des ventes de la collection, à 420 000 exemplaires pour le seul grand format. Au moment où l’édition mondiale clone frénétiquement du porno soft, la reprise d’un texte qui élève le sexe au rang de la performance littéraire s’imposait avec évidence.
Eclectisme.
Le best-seller illustre l’éclectisme d’une collection qui ne s’interdit rien, de l’ironie langagière de Lydie Salvayre, qui fait écho à celle des situations de Jacques Roubaud (encarté à l’Oulipo), à l’humour noir et aux atmosphères oppressantes d’Antoine Volodine, en passant par l’observation des gens de peu chez Maryline Desbiolles, l’autofiction de la vie fracassée de Chloé Delaume, le roman historique rafraîchi de Chantal Thomas, etc. Avec son intitulé ouvert et un rien désinvolte, la collection signait au début des années 70 le retour d’une littérature narrative, transformée par les expériences des années 50 et 60, mais libérée de leur dogmatisme.
Dans son bureau rempli des quelque 500 livres publiés par Denis Roche et lui-même, Bernard Comment reconnaît avoir envisagé, à partir de ce fonds si riche, un programme de rééditions qu’il aurait pu décliner en slogan, "40 ans, 40 titres". Raisonnable, il s’en tiendra à quatre reprises pour marquer ce compte rond de décennies. Catherine M. sera en compagnie de Van Gogh ou L’enterrement dans les blés, une biographie du peintre publiée en 1983 par Viviane Forrester, qui "avait alors beaucoup impressionné" l’actuel directeur de collection. Son office début mars coïncidera avec l’ouverture de la grande exposition que le musée d’Orsay consacre au "suicidé de la société". Dans un registre encore différent, les trois récits de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais, commis il y a tout juste deux décennies, seront rassemblés dans un volume annoncé aussi début mars. Et Patrick Deville, dans le sillage du succès de Peste & choléra enfin sorti des paradoxes de la littérature exigeante (critiques élogieuses, ventes parcimonieuses), est également réédité en trilogie, celle de la "ligne équatoriale qu’il a suivie avec Pura vida, Equatoria et Kampuchéa ". En octobre, le travail "d’un collectif d’une quarantaine de photographes, France(s) Territoire liquide, avec une préface de Jean-Christophe Bailly", distingué par le prix Décembre 2011 pour Le dépaysement, sera le beau livre de fin d’année réinterprété à la manière de "Fiction & Cie".
La programmation sera un peu supérieure à la moyenne annuelle de dix-huit nouveautés. Avec une rentrée "particulièrement forte en littérature française, avec au moins quatre titres dont un premier roman, et Thomas Pynchon en littérature étrangère. Et nous ferons une fête en septembre, mais je ne sais pas encore où. On n’est pas tapageurs", s’excuse presque Bernard Comment, qui n’abusera pas des ficelles du "marketing-anniversaire". Il prévoit de se rendre disponible en librairie avec quelques piles de livres, pour évoquer l’histoire de la collection, ses auteurs, et tout ce qui fait le sel du métier : l’inconnu, l’imprévu et les improbables rétablissements de situations les plus compromises. Marilyn Monroe lui est ainsi très chère, pour lui avoir assuré quelques années de tranquillité avec son contrôleur de gestion. "J’avais rendu un service à l’agent Andrew Wiley, qui en retour m’a confié l’édition en français des textes des chansons de Lou Reed, à un prix plus que d’ami. Mais sa venue en France pour le lancement a entraîné une note de frais colossale, dont on savait qu’elle ne serait jamais couverte par les ventes, si prestigieux soit l’auteur. On m’a vite expliqué que ce n’était pas tenable. Mais pendant ce séjour, Lou Reed m’avait permis par hasard d’entrer en contact avec les ayants droit de Marylin Monroe. Il s’en est suivi l’édition des Fragments, dont nous avons les droits mondiaux et qui ont généré de très gros profits."
Frugalité.
De quoi renforcer les convictions de l’éditeur, qu’il avait déjà bien affirmées, fort de la confiance de Denis Roche. Le fondateur de la collection lui en avait proposé les clés presque du jour au lendemain, et sans l’encombrer d’un programme qui aurait marqué une volonté de prolonger son influence. "Il y avait un seul texte, de Jean-Luc Benoziglio, qui était un des trois premiers auteurs de la collection", se souvient celui qui était alors directeur de la fiction à France Culture, également romancier, traducteur d’Antonio Tabucchi, et scénariste des films d’Alain Tanner. "Il faut aller de l’avant", soutient-il à l’image du marcheur volontaire de la vignette de William Blake qui sert de logo à la collection. "Tant pis s’il y a une perte sur un titre. Au pire, vous vous faites un peu secouer à la réunion de fin d’année. Mais il faut avoir cette foi. Tous les grands éditeurs, Christian Bourgois, Paul Otchakovsky- Laurens…, ont été convoqués par des P-DG fous de rage, et ça remonte après." Quand on lui fait remarquer qu’Hervé de La Martinière, P-DG du groupe, avait précisément déclaré peu après le rachat du Seuil que chaque titre devait trouver son équilibre, la réponse fuse : "Ça n’a jamais été appliqué." Pour autant, Bernard Comment ne construit pas son catalogue à coups d’à-valoir. "Je ne vais pas chercher les auteurs, mais je suis ouvert : des écrivains savent que j’estime leur travail, et viennent à un moment me proposer un texte, comme l’ont fait François Bon, Chloé Delaume, ou d’autres."
Cette frugalité lui évite de solliciter l’avis de la direction pour la signature des contrats. Ce serait aussi un des éléments de la distance nécessaire à l’équilibre des relations entre auteur et éditeur. "Je sais, comme auteur, qu’on a besoin de détester son éditeur à certains moments. Et il faut aussi avoir la liberté, en tant qu’éditeur, de dire qu’un texte ne convient pas", soutient-il. "Je fais le ligne-à-ligne, un travail difficile, harassant, qui prend une énergie énorme. Il faut entrer dans la logique du livre, à l’intérieur de laquelle il faut essayer de remarquer ce qui vous paraît moins réussi, qui sort de la grâce de l’ensemble du texte. C’est la politesse de l’éditeur, aussi bien à l’égard de l’auteur que du lecteur."
Toujours écrivain, distingué en 2011 du prix Goncourt de la Nouvelle, Bernard Comment attache une attention toute particulière aux premières lignes des ouvrages, qu’il n’hésite plus à faire modifier si nécessaire. "Aujourd’hui, vous devez convaincre le lecteur dans les dix premières lignes. Il faut affirmer un grand coup d’emblée." En vacances, le directeur de "Fiction & Cie" lit ce que publient ses confrères, ou les classiques, et quand même quelques manuscrits, souvent avec bonheur. Tiré de la pile de la poste, qui en dépose environ un millier par an, celui de Thomas Heams-Ogus lu dans un TGV pour Marseille, appelé dès l’arrivée, fut un des premiers romans de la rentrée 2010, avec ses Cent seize Chinois et quelques, histoire d’un groupe de personnes internées en Italie en 1942. Le produit, de Kevin Orr, autre premier roman sur l’addiction, publié en août dernier, avait été également découvert un été. Idem pour le prochain premier roman de la rentrée 2014. "Je me suis laissé happer, c’est un texte absolument formidable." L’éditeur a du métier, il n’en dira pas plus : la curiosité s’entretient avec le mystère.