Le pont des Arts, La religieuse portugaise, La sapienza, Le fils de Joseph… on ne présente plus Eugène Green, cinéaste unique et précieux. Et on ne saurait trop conseiller la lecture de sa Poétique du cinématographe (Actes Sud, 2009) en forme de manifeste pratique. Mais depuis La reconstruction, son premier roman paru en 2009 chez Actes Sud, il écrit des fictions qui, comme ses films, ne ressemblent à rien d’autre, reformulant ses obsessions : le monde baroque, l’identité européenne, le Pays basque et sa langue originale (La leçon basque paraît chez Slatkine & Cie le 2 novembre), les langues en général auxquelles ce citoyen français, né aux Etats-Unis, pays honni et quitté définitivement il y a plus de quarante ans, voue un véritable culte. D’ailleurs, L’enfant de Prague qui paraît chez Phébus, quelques mois après Les voix de la nuit (Robert Laffont), est introduit par quelques conseils sur la façon de prononcer la langue tchèque, et porte une nouvelle fois l’empreinte de cette vieille passion qui le fait dire à l’un de ses personnages. "- Toutes les langues sont universelles, quand elles font entendre ce qu’il y a de plus particulier/- C’est-à-dire ?/- L’âme."
Les protagonistes embarqués dans ce roman ont tous en commun d’être liés à l’histoire de la Bohême. On pourrait même dire à l’esprit de la Bohême tant les fantômes sont des figures familières, des présences invisibles qui enjambent le temps, s’invitent dans le présent en venant visiter les vivants. Ici, le fantôme de Polyxena de Lobkovic, épouse d’un grand chancelier de Bohême, mère à 43 ans en 1609, rencontre quatre siècles plus tard dans les rues de Prague, "ville où bat le cœur de l’Europe", Eva, La Duskova, cantatrice grandie sous le régime soviétique, qui a formé dans les années 1960 "un couple à trois" avec deux amants. "Tournoyer dans cet instant sans frontières, où son existence se heurte à d’autres", comme l’expérimente la chanteuse, peut être déroutant, y compris pour le lecteur, mais se laisser guider dans le monde spirituel d’Eugène Green, chargé de toutes ces filiations visibles et invisibles, est toujours la garantie d’un voyage inédit. Véronique Rossignol