"Etrangers familiers". L'expression sonne curieusement. Surtout à propos des musulmans en Europe, surtout après les campagnes de discrimination, surtout après les bouffées d'islamophobie. C'est pourquoi Lucette Valensi revendique ce qui est considéré comme une faute pour un historien : l'anachronisme. Elle sait bien que si elle évoque les musulmans entre le XVIe et le XVIIe siècle, c'est aussi pour mieux nous faire comprendre quelque chose d'aujourd'hui.
Elle le rappelle sans barguigner. Sur les 17 millions de musulmans en Europe, un tiers vit en France. On considère que cette immigration remonte à la colonisation et à la Première Guerre mondiale. Mais qu'en était-il avant ? C'est le point de départ de cette enquête qui nous fait rencontrer des exilés politiques au XVIe siècle, des Turcs, un envoyé du shah de Perse à Versailles et même deux Berbères du Maroc à Paris à la veille de la Révolution française !
Lucette Valensi, directrice d'études à l'EHESS, a dirigé l'Institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman. Elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Fables de la mémoire : la glorieuse bataille des trois rois (Seuil, 1992) ou La fuite en Egypte : histoires d'Orient et d'Occident (Seuil, 2002). Elle connaît donc parfaitement ce terrain qu'elle explore depuis quelques décennies.
Mais cette fois, le ton du livre l'atteste, c'est le présent qui l'a propulsée vers le passé à la recherche d'une réponse. Ainsi, elle montre combien tous les personnages qu'elle a retrouvés sont mêlés à l'avancée des Ottomans au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe. Elle rappelle l'affrontement de l'Empire ottoman avec celui des Habsbourg, mais aussi combien cette Europe des Lumières s'est déchirée entre chrétiens bien plus qu'avec les musulmans.
"La présence de musulmans en Europe est sans aucun doute plus familière qu'on ne l'avait jamais soupçonné", estime-t-elle. Mais d'islam, point. La religion est en effet vécue dans l'intimité. Ce qui a changé, c'est la présence en Europe d'un islam qui demande une reconnaissance comme les autres confessions.
Ces étrangers familiers sont devenus importuns pour beaucoup. "Donner un fondement chrétien à l'Europe unie relève d'une illusion qui dissimule une double opération : l'illusion d'une vocation encore universelle dans un monde où l'Europe n'occupe plus une place éminente, désormais prise par les grands pays de l'Asie orientale ; l'illusion de conserver une identité homogène, héritée d'un passé lointain, quand cette pureté séculaire n'est nullement vérifiée."
D'où cet anachronisme assumé dans ce livre éclairant et engagé, dont le but principal est de faire reculer l'ignorance qui est encore le pire des égarements chez un historien.