C'est le P-DG de Penguin USA qui a mis les pieds dans le plat, mercredi 6 juin à BookExpo America, à New York. Introduisant devant plus de 1 500 libraires et éditeurs américains la rock-rencontre événement entre Patti Smith et Neil Young pour promouvoir le prochain livre de ce dernier, David Shanks a ironiquement manifesté son plaisir de "parler des livres". "Dans cet univers plein d'hommes de loi, j'ai l'impression d'être en vacances", a lâché le patron du groupe toujours poursuivi pour "collusion" par le Department of Justice (DoJ, ministère américain de la Justice) dans l'affaire de la fixation des prix publics du livre numérique à travers les "contrats de mandat" ("agency model") (1). Et de préciser avec humour que sa déclaration avait néanmoins été "validée par les avocats", de même que le choix de ses chaussettes, le tracé de sa raie de côté, et bien d'autres choses encore !
Les éditeurs rient jaune
Depuis deux mois, les éditeurs américains rient jaune, qu'ils restent poursuivis comme Penguin et Macmillan, à l'instar d'Apple, ou qu'ils aient choisi à contrecoeur de négocier avec le DoJ pour arrêter les frais, tels Hachette, HarperColins et Simon & Schuster. Sous surveillance de la justice, ils n'osent plus se parler au-delà du "bonjour, comment ça va ?", proscrivent tout déjeuner ou dîner, et ne se réunissent dans le cadre de l'association des éditeurs américains (AAP) qu'en présence d'avocats.
L'intervention du DoJ, contrecarrant les efforts des grands éditeurs pour empêcher Amazon de vendre leurs livres numériques à perte et de neutraliser toute concurrence, est également condamnée par les autres éditeurs, aussi bien que par les auteurs et les libraires. Tous font remarquer que les contrats de mandat introduits début 2010 par les "Big Six" (les six principaux groupes) ont permis de ramener la part de marché d'Amazon dans le livre numérique de 90 % à environ 60 ou 65 %, un chiffre encore considérable, d'autant que la part du numérique dans les ventes de livres ne cesse de progresser, pesant environ 20 % des ventes en valeur des grands éditeurs, voire beaucoup plus sur certaines nouveautés.
"C'est sur ce monopole de 90 % que le DoJ devrait enquêter. Il faut que la procédure mette sur le tapis les vraies questions", espère le P-DG de Chronicle Books, Jack Jensen. "Le gouvernement intervient pour renforcer un monopole, alors qu'il devrait faire le contraire", s'insurge le P-DG d'une autre maison moyenne, qui tient, comme beaucoup de ses confrères sur ce dossier, à garder l'anonymat. "Ce qui est dingue, renchérit un autre, c'est que le DoJ nous empêche de fixer les prix non pas parce qu'il juge cela anormal, mais parce qu'il estime que cette décision a été prise dans le cadre d'une entente illégale !" "Finalement, on nous fait payer à nous une supposée collusion de certains éditeurs, observe de son côté le directeur général de l'American Booksellers Association (ABA, association des libraires américains), Oren Teicher. Le contrat de mandat vise précisément à empêcher un monopole, dont toute l'histoire américaine montre qu'il ne serait pas bon pour le consommateur." Pour Dan Simon, le P-DG de la petite maison Seven Stories, "alors que les prix cassés détruisent l'industrie, la décision du DoJ est contre le bon sens, contre la diversité, contre une concurrence équitable sur le marché du livre et donc contre les intérêts des consommateurs ; elle favorise les intérêts d'une compagnie, à l'inverse de ce que devrait faire le DoJ".
La mobilisation est si générale qu'un nombre record de 150 commentaires d'experts et d'organismes professionnels représentant notamment les auteurs, très remontés, les éditeurs et les libraires ont été adressés à la juge Denise Cote, appelée à valider - ou non - les accords négociés par le DoJ avec Hachette, HarperCollins et Simon & Schuster. Celle-ci s'est donné jusqu'au 27 juillet pour trancher, mais elle devrait encore recevoir d'autres réactions d'ici au 25 juin, date limite pour le dépôt des courriers. Dans le sien, la chaîne Barnes & Noble l'appelle à "modifier substantiellement", voire à "rejeter entièrement" l'accord. Pour le principal concurrent d'Amazon, celui-ci souffre d'un "manque d'éléments factuels démontrant qu'il remédiera aux maux dénoncés dans la plainte" et "portera tort à des tierces parties innocentes comme Barnes & Noble, les libraires indépendants, les auteurs et les éditeurs non incriminés".
La main d'Amazon derrière le DoJ
Plombant en partie l'atmosphère de BookExpo America, qui bénéficie pourtant d'une fréquentation en hausse, notamment des libraires (voir encadré p. 16), "l'affaire" fait aussi monter d'un cran l'hostilité du secteur à l'égard d'Amazon, dont beaucoup voient la main derrière celle du DoJ. Si le commerçant en ligne n'occupe qu'un stand discret, tout au fond du hall qui accueille la grande manifestation professionnelle américaine du 5 au 7 juin, il n'a pas hésité à le dédier entièrement à sa branche édition en plein essor, qui y distribue largement des épreuves de nouveautés en concurrence avec les autres éditeurs. Le magazine américain The Nation titre son édition du 18 juin sur "Amazon à la conquête de l'édition". Fin mai, dans la foulée des chaînes Barnes & Noble, Books-A-Million et Indigo, la plateforme de commerce en ligne de l'ABA a à son tour déréférencé les titres d'Amazon.
Révolution numérique
Le fait que l'offensive du DoJ soit relayée par la Commission européenne qui tente aussi d'imposer aux éditeurs de renoncer à réguler les prix des livres numériques par les contrats de mandat, n'est pas là pour rassurer. Le DoJ sème d'autant plus le doute dans l'édition américaine que celle-ci est depuis trois ans pleinement engagée dans la révolution numérique (2). Chez Hachette Book Group USA, par exemple, la mise en oeuvre de l'accord, s'il est validé, va impliquer "entre trois mois et un an de réflexion et d'ajustement de notre organisation", estime Maja Thomas, vice-présidente chargée du numérique et de l'audio. L'enjeu est de taille. Pour elle, "le noyau de gros lecteurs est maintenant équipé de toutes les liseuses et tablettes possible, mais une deuxième vague, en cours, doit permettre de toucher des gens qui sont concernés par les contenus mais vont peu en librairie". Chez Chronicle, Jack Jensen rappelle que "sur support numérique comme sur papier, le problème est d'avoir des lecteurs, alors que la lecture recule aux Etats-Unis".
Le numérique se répand en tout cas aussi, telle une traînée de poudre, chez les petits éditeurs. Plus de 380 utilisent Constellation, la plateforme dédiée du groupe Perseus. "Nous développons des services complets de création numérique, numérisation, recherche digitale et distribution pour les aider", explique le P-DG de Perseus, David Steinberger. Chez Seven Stories, le numérique pèse désormais 12 % du chiffre d'affaires, "avec l'avantage de ne générer aucun frais de transport ni de retours", se félicite Dan Simon.
Parallèlement, la plupart des grands éditeurs abandonnent les catalogues papier pour le numérique. Après Facebook, Twitter ou encore Linkedin, Chronicle et Scholastic sont parmi les tout premiers éditeurs à tester le nouveau réseau social de partage d'images et de vidéos Pinterest (près de 20 millions d'utilisateurs). Les débats entre pro- et anti-DRM continuent de faire rage à BookExpo America. Dans le numérique, même avec l'expérience accumulée, "il y a toujours plus de questions que de réponses", admet Evan Schnittman, récemment nommé vice-président marketing et commercial d'Hachette Book Group. Une incertitude qui fait du combat pour la diversité des circuits de distribution, "bonne pour le consommateur comme pour nous", insiste David Steinberger, une priorité et une condition d'une vision optimiste de l'avenir.
L'expérience du numérique réveille également l'intérêt des éditeurs pour le travail des librairies indépendantes, qui apparaissent plutôt en forme à BookExpo America. Alors que "le marketing éditorial est moins évident en numérique que sur papier", comme le pointe Evan Schnittman, "la capacité de sélection des libraires, leur connaissance de leurs clients les rend indispensables", souligne sa consoeur Maja Thomas. Pour le P-DG de Chronicle, Jack Jensen, "le concept de superstore doit être repensé. Dans le contexte hypercompétitif, il faut afficher une plus grande spécificité, il faut que les libraires surprennent les gens".
"Why Indies Matter"
L'ABA a profité de Book-Expo America pour lancer une nouvelle campagne de promotion des librairies, "Why Indies Matter" ("Pourquoi les indépendants sont importants, www.whyindiesmatter.com). Lors de son assemblée annuelle, l'association des libraires américains pouvait se féliciter d'un nombre d'adhérents en hausse "pour la troisième année consécutive", souligne Oren Teicher. Elle rassemble désormais 1 567 entreprises (+ 3,6 %) correspondant à 1 900 librairies (+ 4,2 %). Pour le directeur général de l'ABA, "elles ont bénéficié de la faillite de Borders, du succès du puissant mouvement "buy local" [achetez localement] et de la baisse du coût des nouvelles technologies".
(1) Voir le détail du dossier dans LH 906, du 20.4.2012, p. 12-14.
(2) Voir "Les défis américains" (LH 808, du 12.2.2010, p. 14-18), "Un autre monde" (LH 824, du 4.6.2010, p. 14-17) et "Attention, travaux" (LH 868, du 3.6.2011, p.12-15).