Les émissions de télévision qui méritent qu'on en tire des livres sont rares. Cela signifie que ce qui s'y dit a de l'importance. Ce fut le cas le 27 mars 1986 sur Channel 4. Sur la chaîne britannique, le philosophe canadien Michael Ignatieff recevait Cornelius Castoriadis (1922-1997) et Christopher Lasch (1932-1994).
Le premier était philosophe, économiste, psychanalyste. Un génial touche-à-tout de la pensée politique qui fut, avec Claude Lefort, l'un des grands animateurs du monde des idées en France. Le second était un historien américain atypique - "crypto-chrétien" selon Castoriadis-, dont les écrits comme La révolte des élites (Climats, 1996 ; Champs-Flammarion, 2007) ou La culture du narcissisme (Climats, 2000 ; Champs-Flammarion, 2008) furent introduits en France par Jean-Claude Michéa, qui signe la postface de ce dialogue inédit.
Donc Castoriadis et Lasch discutent. Mais de quoi ? De l'individu, bien sûr, et d'une société occidentale qui a fait de l'égoïsme sa valeur refuge. Cela ne vous rappelle rien, la culture de l'argent, l'exil fiscal, le tout pour moi rien pour les autres ?... Il y a un quart de siècle, ces deux intellectuels voyaient déjà la tendance s'affirmer.
Castoriadis insiste sur la désagrégation du monde ouvrier dans les années 1950 et sur le capitalisme qui fait entrer la consommation dans la sphère privée. Le monde se résume à soi. Cela est d'autant plus vrai aujourd'hui qu'on s'imagine avoir ce monde dans la poche. C'est l'effet smartphone. Lasch parle de "moi narcissique", de plus en plus vidé de tout contenu, "qui en est venu à définir ses buts dans la vie dans les termes les plus restrictifs possibles, en termes de survie pure et simple, de survie quotidienne".
Au fond, ces deux grands esprits nous disent le prix à payer pour la modernité : la perte du lien social et le repli sur la famille ou sur soi-même. Nous avons là une sorte de diagnostic du monde où la survie est devenue la condition première. "Aujourd'hui, personne n'ose plus exprimer un projet ambitieux, ni même à peu près raisonnable, qui aille au-delà du budget ou des prochaines élections." C'était il y a vingt-cinq ans, et Castoriadis parlait déjà de crise... De son côté, Lasch observait l'installation d'un monde d'objets sans réalité solide, une "société liquide", pour reprendre la formule du sociologue Zygmunt Bauman.
Cette critique des effets moraux, psychologiques et anthropologiques qu'induit le développement du capitalisme moderne est d'une rare acuité. Et il ne faut pas manquer la postface jubilatoire de Jean-Claude Michéa, sur le programme intellectuel des gauches modernes, qualifié de "mélange instable entre Michel Foucault et Bernard-Henri Lévy", et où il explique que l'économie réelle n'est pas plus vertueuse que l'économie virtuelle...
