L'art de la fuite. On ne connaît pas son nom, on suit avec curiosité et appréhension son monologue, un récit dense à la prose sophistiquée et poétique, tandis qu'il conduit à travers la fumée d'un immense incendie qui dévaste les Landes. Il n'a pas d'itinéraire prévu, et on ne sait s'il fuit quelque chose ou s'il fonce vers une nouvelle catastrophe. Puis on découvre qu'il y a une passagère à ses côtés, à qui il s'adresse mais qui, elle, ne dit mot, telle une présence fantomatique. On apprend qu'ils ont fait les Beaux-Arts ensemble. Il est peut-être amoureux d'elle mais elle reste distante. Peut-être est-elle blessée. Elle n'est décrite que par une phrase empruntée à Daniel Keyes : « Maigre, les traits anguleux. Le nez et le menton pointus. » À laquelle vient s'ajouter une autre phrase, de Rebecca Lighieri : « Je veux que ça dure toujours, toi et moi dans la nuit. » C'est la singularité insolite de ce roman d'Éric Pessan, auteur originaire de Bordeaux, prolifique autant en jeunesse qu'en fictions radiophoniques ou en théâtre : ce road novel, littéralement hanté par des présences invisibles, est émaillé de plus de mille citations d'auteurs et autrices, qui se glissent délicatement ici ou là, nourrissent le texte et se fondent en lui davantage qu'elles ne le coupent ou ne l'interrompent de façon arbitraire et artificielle. Des emprunts faits à Yasunari Kawabata, Céline Minard, Aldous Huxley, Lewis Carroll, ou encore Fernando Pessoa ou Christian Garcin... Comme si ces citations venaient à la rescousse du monde dépeint par Pessan, monde qui, faute de livres depuis que le papier a été interdit, se meurt à cause de l'abandon de la littérature. Elles ajoutent chacune une voix à cette histoire d'errance et de lutte qui n'a pourtant rien du patchwork mal rapiécé. Le narrateur est un « artiviste » obstiné, qui écrit des poèmes sur les murs, brise la vitre d'un SUV pour obtenir un ready-made, vide l'eau des piscines, coupe la musique dans une boîte de nuit sordide pour haranguer la foule et dire l'importance de la poésie. Quand son amie trouve du papier, ils forcent la porte d'une maison et elle s'installe dans la cuisine pour écrire des poèmes...
Ce roman est une magnifique œuvre de réparation, porteuse d'utopie et d'espoir, sans naïveté aucune. Il pourrait être un prolongement de Fahrenheit 451, l'obsession étant de retrouver la voie de la littérature et de la poésie. On croyait le genre postapocalyptique usé jusqu'à la corde, à jamais associé à La route de Cormac McCarthy, ouvrage supposé indépassable. Mais Éric Pessan nous offre ici un texte d'une folle originalité narrative et nous propose des pistes et des directions pour un avenir désirable tout en nous alertant sur le risque de la disparition des livres, faisant dire à son narrateur : « Je vois des liens entre la destruction du monde par l'homme et la fin de l'écriture. Sans récit, il n'y aura plus de coupables. » Heureusement pour le protagoniste, il reste des terres promises : les demeures abandonnées aux murs couverts de rayonnages de livres...
On ne verra pas les fleurs le long de la route
Aux forges de Vulcain
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 € ; 208 p.
ISBN: 9782373053715
