Vienne a longtemps été un vivier d’artistes et d’intellectuels. Parmi eux, Ernst Lothar, un procureur reconverti dans l’écriture et le théâtre. Une figure méconnue qui côtoie Stefan Zweig, Joseph Roth ou Arthur Schnitzler, dont il admire "la connaissance humaine". Témoins de l’histoire, ces auteurs juifs sont imprégnés de leur temps. Lothar fuit aux Etats-Unis en 1938. Il y publie cette virevoltante Mélodie de Vienne six ans plus tard.
Tout part d’un immeuble bourgeois, abritant la respectable famille Alt. Leur fabrique de pianos a séduit des noms enviés, comme Mozart. Fournisseur de la cour, Franz entretient soigneusement cette réputation. Son union avec Henriette Stein est désapprouvée par les siens, mais il refuse de se cantonner aux origines juives de sa fiancée. Elle devient "une femme de la bonne société", or le prestige ne remplace pas l’amour. D’une modernité étonnante, cette héroïne de fer se lamente sur sa "vie manquée" et étriquée. Du moins dans l’intimité car, en apparence, tout lui réussit.
"Ils habitaient une maison contradictoire, tortueuse, sensuelle jusqu’à l’absurdité, magnifiquement belle, dangereuse…" Peuplée de rebelles, elle voit grandir Hans qui rêve d’échapper à son rôle d’héritier. Alors qu’il s’inscrit à la Société psychanalytique de Freud, il y rencontre Selma. L’immensité de leur amour se heurte à l’hypocrisie d’une comédie sociale, parfaitement orchestrée par Ernst Lothar. Il mêle les grands tournants sociopolitiques (la monarchie, les mouvements ouvriers, le patriotisme, la montée de l’antisémitisme) aux chamboulements humains. Les guerres mondiales s’y invitent avec fracas. Elles nous renvoient à une folie des hommes en quête de frissons, comparable à une course hippique.
Tôt ou tard, tous les personnages affrontent une question : comment maîtriser "cet art majeur : celui d’être à la hauteur de l’existence" ? Elle vaut aussi pour les villes et les pays. Ernst Lothar se reconnaît en Schiller : "L’Autrichien qui a une patrie et qu’il a bien raison d’aimer." Aussi est-il déçu lorsqu’elle le trahit. Vienne débordait de nationalités et de cultures, mais la guerre a tout décimé. K. E.