Philosophe et sinologue, François Jullien est avant tout philosophe. S’il sait l’idiome et la culture de l’empire du Milieu, son détour par la pensée chinoise - le Tao, Zhuangzi, la notion de qi, "souffle vital", ou l’idée de yang shen, "nourrir sa vie" - n’aura été en somme qu’une façon de "mieux lire le grec", d’avoir un meilleur accès à sa propre culture. Le penseur de l’écart et de la "dé-coïncidence" entend interroger la philosophie au sein de laquelle nous avons été nourris en Europe - ses concepts qui irriguent à notre insu notre manière de penser et de voir. A commencer par le concept d’"Etre", pierre angulaire de notre édifice conceptuel. Le ti esti, "qu’est-ce que c’est ?", est au départ de la philosophie grecque, et partant de la pensée occidentale. Livre après livre, François Jullien met en abyme ce questionnement premier : "qu’est-ce que ce "qu’est-ce que c’est" ?".
C’est à François Jullien, "un des grands de l’époque" (Roger-Pol Droit), que les "Cahiers de l’Herne" consacrent leur prochain numéro, où, en sus des textes de l’auteur d’Un sage est sans idée, on lira des contributions du philosophe Alain Badiou ou du physicien Etienne Klein, des écrivains Tiphaine Samoyault ou Christian Bobin, ou encore du linguiste Claude Hagège… le tout orchestré par Daniel Bougnoux et François L’Yvonnet. Ce "cahier" (plutôt exceptionnel pour un penseur contemporain, seuls Derrida, Michel Serres et Edgar Morin eurent les honneurs de cette couverture) paraît concomitamment avec Ressources du christianisme, "mais sans y entrer par la foi" (même éditeur), et Si près, tout autre (Grasset). Si François Jullien poursuit dans le second essai sa réflexion sur l’altérité et distingue l’écart d’avec la différence - l’écart, loin de suggérer une sclérosante identité, permet la rencontre -, on sera plus surpris par l’intérêt que porte le philosophe pour le christianisme. Demi-surprise seulement pour le lecteur attentif : ces ressources-là étant du reste tout à fait en accord avec sa pensée du processus. François Jullien s’était déjà penché sur le potentiel du verbe chrétien dans De l’intime (Grasset, 2013) à travers une lecture subtile de saint Augustin. Il relit ici l’évangile selon saint Jean, à la lumière de la mise en exergue par l’évangéliste du vivant. Zôè, la vie même, son principe, plutôt que bios, la vie dans la cité ; pneuma, "esprit, souffle", plutôt que psuché, "âme". Donner la primauté à l’esprit ne signifie en rien accuser la dichotomie corps/esprit : Jean "n’idéologise pas". "Spiritualiser, ce sera par conséquent, chez Jean, passer de l’être-en-vie des êtres (leur psuché) à ce qui les rend effectivement vivants (en tant que zôè)."
Ainsi comprend-on mieux grâce à cet ensemble de parutions la démarche, la "grande marche", oserait-on dire, de François Jullien, tant son œuvre a consisté, consiste encore à arpenter cet "entre" de la pensée chinoise et de la philosophie occidentale. L’écart ne creuse pas la différence - ne fige pas dans les origines ou une quelconque essence -, il est au contraire gros de rencontres et ouvre sur des possibles. Sean J. Rose