De quoi sommes-nous les héritiers ? Difficile de répondre, tant les silences masquent des pans entiers de notre humanité. « Les histoires racontées par ceux qui ont perdu, il n'y en a pas », sauf si on se nomme Elif Shafak et qu'on aime fouiller cette matière-là. L'auteure turque s'aventure ici du côté des exilés de l'âme. Ceux qui ont été chassés de leurs terres ou de leur possibilité d'aimer. Cette merveilleuse romancière en sait quelque chose, puisqu'elle a été arrachée à ses racines. Engagée, cette femme libre, voire dérangeante, ne peut plus retourner dans son pays, alors elle se tourne vers l'écriture pour laisser pousser les germes qu'elle a emportés dans son imaginaire. « Si les familles ressemblent à des arbres, les traumatismes familiaux ressemblent à de la résine épaisse. Ils coulent à travers les générations. » C'est le cas pour Ada, une ado renfermée, attristée par la mort de sa mère. Difficile de partager ce sentiment avec son père ou ses congénères. Le chagrin est si pesant qu'il s'échappe, un jour, sous forme de cri strident. « J'avais l'impression de hurler contre tout le monde, contre tout », soutient cette jeune Anglaise d'aujourd'hui. De son histoire parentale, elle devine des strates secrètes...
C'est là que le roman nous emporte, par intermittence, dans le passé. Direction l'île de Chypre, dans les années 1970. Une époque marquée par « la ligne verte, la démarcation qui partage Chypre, visant à séparer les Grecs des Turcs, les chrétiens des musulmans. Un tracé laissant sa marque irrévocable et ses conséquences éternelles sur les vies de générations passées, présentes et encore à venir. » La preuve avec Kostas et Defne, dignes de Roméo et Juliette, déchirés par plusieurs drames. Un témoin, discret mais fidèle, a suivi les tribulations de leur passion : « Je suis un arbre mélancolique », dit ce figuier bavard qui nous narre ce récit. « Les arbres sont les gardiens de la mémoire. Entremêlés à nos racines, cachés dans nos troncs, courent les tendons de l'histoire, les décombres des guerres, l'encre de vérités encore niées. » Grâce à la plume subtile de Shafak, on les découvre lentement, mais sûrement. Les fantômes reprennent vie dans cette île tiraillée entre deux cultures et par de nombreux préjugés. Même le figuier paraît parfois découragé. « Je voudrais garder mon ancrage dans l'amour, la seule chose que les humains n'ont pas encore détruite. » Aussi tente-t-il de résister aux tempêtes intérieures. Mais pour Kostas et Defne, ce n'est pas évident de s'accrocher, tant l'étau de la guerre ou de la ségrégation se resserre. « Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. »
Le courage prend ici tout son sens, dans un monde qui n'en a plus, y compris vis-à-vis de la nature qu'on néglige trop souvent. « Les figues sont tendres, sensuelles, mystérieuses, émotives, lyriques, spirituelles, autonomes, introverties. » À l'image de ce roman tout simplement magnifique.
L'île aux arbres disparus Traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet
Flammarion
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 22 € ; 48 p.
ISBN: 9782080263179