Sombre répétition. S'il n'y avait pas eu dans les pages des Cahiers du cinéma, en 1961, un article resté célèbre, signé de Jacques Rivette et intitulé « De l'abjection » (désormais mieux connu sous celui de « Travelling de Kapò »), peu se souviendraient sans doute du film de Gillo Pontecorvo, Kapò, le premier long-métrage fictionnalisant, pour le meilleur dans son principe et pour le pire esthétiquement et moralement, la Shoah. Personne n'aurait plus rien à en dire aujourd'hui, sauf une vieille dame qui avait 28 ans à l'époque du tournage, en Yougoslavie. Son statut d'ancienne déportée lui avait valu d'être engagée par la production et le réalisateur du film pour apprendre aux deux vedettes féminines, Susan Strasberg et Emmanuelle Riva, comment étaient censées se comporter des déportées dans les camps... La vieille dame en question avait alors publié un premier livre relatant justement son destin d'enfant de la déportation. Elle est depuis devenue l'un des écrivains italophones les plus importants des soixante dernières années. De cette funeste expérience vécue sur le tournage de Kapò, Edith Bruck, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, a tiré un roman vrai, publié en Italie en 1978, Transit, qui paraît aujourd'hui (seulement) en France, sous le titre Contrechamp, traduit par les excellents soins de René de Ceccatty.
Pour la jeune femme, nommée Linda dans le livre, ce tournage aurait pu n'être que la confirmation du mot de Marx selon lequel l'Histoire se répéterait toujours deux fois, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ». Ce sera bien pire encore. Dans un pays en proie à de graves troubles identitaires, ravagé par la pauvreté, la colère et une bureaucratie aveugle au destin des individus, Edith/Linda va être violemment agressée par un commerçant qui semble lui reprocher ses origines hongroises... Choquée, assez gravement blessée, elle se réfugie dès qu'elle le peut dans sa chambre d'hôtel, ne trouvant chez personne de vrai réconfort si ce n'est malaisément chez David, le médecin juif qui l'a auscultée à son arrivée à l'hôpital, ancien déporté comme elle. De toute façon, pour tous les deux, les cœurs et les corps sont à jamais en exil. D'une langue blanche, où l'ironie le dispute à une sorte de rage froide, Edith Bruck compose comme un musée des horreurs que rien, aucune consolation, ne viendra adoucir.
Contrechamp
Seuil
Traduit de l'italien par René de Ceccatty
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 18 € ; 144 p.
ISBN: 9782021591392