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Ebooks : les nouvelles voies du piratage

Avec un peu de savoir-faire, quelques minutes suffisent pour télécharger illégalement l’essentiel de la rentrée littéraire. - Photo Olivier Dion

Ebooks : les nouvelles voies du piratage

Sites de téléchargement cachés, torrent ou streaming… Le piratage de livres numériques change constamment de forme et élargit son cercle d’initiés. Lecteurs, éditeurs et justice jouent à un jeu du chat et de la souris sans cesse renouvelé.

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Par Pierre Georges,
Créé le 07.10.2016 à 01h32 ,
Mis à jour le 07.10.2016 à 07h11

Nicolas Sarkozy, Amélie Nothomb, Gaël Faye, Laurent Gaudé… Il n’a fallu, pour les besoins de cet article, qu’une vingtaine de minutes pour télécharger l’intégralité des titres du top 10 GFK/Livres Hebdo des meilleures ventes de livres français en version gratuite… et piratée. Avec des PDF lisibles sur smartphones et tablettes, des ePub ou Mobi transférables sur les liseuses, ou encore en streaming, la rentrée littéraire 2016 aura permis de se rendre compte que le piratage de livres numériques prend sans cesse des formes nouvelles.

Depuis Team Alexandriz, site de téléchargement pionnier dissous en 2013, le piratage de livres n’est plus réservé aux initiés. D’après la dernière "Etude des perceptions et usages du livre numérique" publiée par la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), plus du tiers des Français qui lisent des livres numériques utilisent des moyens illégaux. En 2015, l’offre pirate globale en France était estimée couvrir entre 2 et 10 % de l’offre éditoriale totale, selon différents rapports.

Gratuites et secrètes

Derniers paradis des pirates, les bibliothèques cachées du Net prennent aujourd’hui la forme de sites non référencés par les moteurs de recherche. Pour accéder à l’une d’entre elles, il faut en connaître l’adresse exacte. L’une des plus célèbres du moment, dont l’URL change régulièrement d’intitulé et d’hébergeur, se présente comme "la plus grande bibliothèque numérique du monde", et propose environ deux millions et demi de livres gratuits dans plusieurs langues. "C’est par le bouche-à-oreille entre étudiants que j’en ai entendu parler. Elle change de nom tous les deux mois à peu près, mais rien de compliqué pour la retrouver ensuite, explique Louis, 22 ans, un étudiant en histoire grand consommateur de culture. J’y prends des romans, selon ce qu’il y a de disponible, mais aussi pas mal de documents pour les cours", confie-t-il.

Un autre de ces sites, exclusivement francophone, propose quotidiennement une sélection de liens de téléchargements de romans, d’essais ou de bandes dessinées très récents, parfois même avant leur sortie sur papier comme cela a été le cas pour Soumission de Michel Houellebecq (Flammarion) en janvier 2015. "La loi française vous autorise à télécharger un fichier ePub ou PDF seulement si vous en possédez l’original. Ni [le nom du site], ni nos hébergeurs, ni personne ne pourront être tenus responsables d’une mauvaise utilisation de ce site", est-il précisé ironiquement dans la présentation du site.

Il n’est pourtant pas nécessaire de connaître l’une de ces bibliothèques de Babel en ligne pour trouver l’ouvrage que l’on cherche gratuitement. Les plateformes de fichiers "torrent" (partagés peer to peer, c’est-à-dire de pair à pair), régulièrement fermées par la justice, à l’instar de Kickass ou de Torrentz, ne meurent jamais vraiment sur la Toile. Elles proposent elles aussi leurs lots de livres numériques gratuits. "Avant, j’avais mon site favori sur lequel je trouvais absolument tout, films, musiques et livres, mais il a fermé, raconte Esther, une trentenaire qui ne se déplace jamais sans sa liseuse. Mais de simples recherches sur Google, avec un peu de patience, me suffisent la plupart du temps pour trouver les livres que je cherche."

Avec les échanges de livres piratés via des mails ou les réseaux sociaux, les fichiers de plusieurs milliers d’ebooks sont aussi parfois disponibles temporairement sur des drives publics. La consultation illégale d’ouvrages en streaming, qui ne nécessite aucun téléchargement, est une autre tendance émergente. Les éditeurs doivent ainsi faire face à un mouvement aussi protéiforme qu’incontrôlable.

Des éditeurs inquiets

"La lutte contre le piratage est une tâche quotidienne lourde mais nécessaire. Son utilité tient en la satisfaction de voir qu’on peut obtenir un retrait", estime Liliane de Carvalho, responsable juridique chargée du piratage au sein du groupe Madrigall. Les éditeurs n’ont guère le choix pour tenter d’endiguer le phénomène. En plus des méthodes se focalisant sur la protection des fichiers numériques, via les DRM, ces verrous électroniques coûteux et contraignants d’utilisation pour les lecteurs, ou via les solutions de traçabilité de type "watermarking", les éditeurs peuvent aussi chercher à surveiller les circuits de distribution de l’offre pirate.

"Depuis le début de 2015, nous surveillons le piratage de certains de nos ouvrages via les notifications automatiques du système Surys [anciennement Hologram Industries, société ayant passé un partenariat commercial en juillet 2013 avec le SNE, NDLR]. Cela nous permet de demander ensuite le déréférencement d’un lien vers un livre piraté. On dialogue constamment sur le sujet avec nos auteurs. On fait de notre mieux", poursuit Liliane de Carvalho, précisant que depuis la mise en place de ce système, Madrigall a reçu plus de 70 000 notifications de piratage. Marc Pic, directeur digital de Surys, indique travailler avec "une dizaine de groupes éditoriaux français", pour un prix compris entre 1 et 2 euros par mois et par titre surveillé.

De son côté, Julien Chouraqui, responsable juridique du Syndicat national de l’édition, indique "recevoir beaucoup d’appels de signalements de piratage de la part des éditeurs". "Nous les conseillons, leur fournissons contacts utiles et bonnes pratiques, ou bien les orientons vers Surys", poursuit-il, ajoutant que la prise de conscience sur le sujet n’est pas encore généralisée dans l’édition française. "Les auteurs sont souvent les premiers à découvrir le piratage de leur livre." Certains groupes français utilisent d’autres systèmes de surveillance, tel Hachette, qui considère le problème comme une "priorité absolue", mais ne souhaite pas communiquer sur ses actions antipiratage.

"Il n’y a pas de réponse simple à cet enjeu, mais l’éternel argument selon lequel le développement d’une offre légale mature pourrait constituer la meilleure des solutions n’est pas dépourvu d’intérêt, estime Louis Wiart, chercheur au Labex Industries culturelles et création artistique (Icca) de l’université Paris-13, et auteur d’un rapport sur les moyens de lutte contre le piratage. De fait, pour justifier leurs actions, 53 % des pirates plaident l’indisponibilité des titres recherchés en offre légale et 40 % invoquent son prix jugé trop élevé, d’après le dernier Baromètre Sofia/SNE/SGDL sur les usages du livre numérique. Selon Louis Wiart, "on peut supposer que le phénomène continuera de toute façon à occuper une place à part dans les usages numériques, et qu’il faut accepter le fait qu’il y aura toujours un certain degré de piratage."

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