"Qu'est-ce qu'un fils, si ce n'est le prolongement de son père ?" Lorsqu'il écrit ces mots dans Dune (Robert Laffont, 1970), Frank Herbert formule sans le savoir une prophétie. Celle qu'accomplira son fils ainé, Brian Herbert, en continuant l'œuvre de son père. Plus de trente ans après la mort de son géniteur, le fiston se tient à la tête d'un petit empire littéraire bâti sur les fondations posées par le chef-d'œuvre paternel, avec pas moins de treize suites de Dune à son actif et des centaines de milliers d'exemplaires écoulés à travers le monde. Edité comme son père par Robert Laffont en France et chez Pocket en poche, ses ouvrages se vendent régulièrement entre 5 000 et 10 000 exemplaires (chiffres GFK). Une bonne performance dans le secteur étroit de la science-fiction.
A l'origine de ce succès, on trouve le Cycle de Dune, rédigé par Frank Herbert entre 1965 et 1985. Il comprend le roman original Dune, ouvrage de SF le plus vendu de l'histoire, et ses cinq suites. Le récit se déroule plusieurs millénaires après notre époque, dans un univers où le voyage interstellaire est possible. Plusieurs dynasties se disputent le contrôle des ressources d'épice, une drogue qui améliore les capacités mentales et allonge la durée de vie, socle du pouvoir. Brian Herbert prend la succession à partir de 1999, avec le soutien de l'écrivain de SF Kevin J. Anderson. Ensemble, ils étendent le monde de Dune en enrichissant la saga originale de plusieurs prequels, de suites et d'histoires parallèles. Et bien que Brian se soit ces temps-ci éloigné de l'écriture, il veille toujours sur le trésor familial : il travaille actuellement comme consultant pour la production du film Dune par Denis Villeneuve, prévu pour 2020.
Dans un post de blog publié en 2005, Brian Herbert explique les raisons pour lesquelles il a repris le flambeau : « Frank Herbert a généré un lectorat extrêmement loyal, et ses fans ont été déçus d'apprendre sa mort. Ils voulaient lire de nouvelles histoires. » Le passage de relais entre le père et le fils n'avait pourtant rien de naturel, tant Frank Herbert entretenait avec ses enfants une relation dérangeante, sinon malsaine. « Il ne parlait pas du tout de ses enfants », remarque d'ailleurs Gérard Klein, responsable de la collection de SF « Ailleurs et demain » chez Robert Laffont, et ami de l'écrivain de son vivant. Et pour cause : le récit du quotidien du foyer Herbert a de quoi hérisser quelques poils.
Une enfance stricte
Brian a grandi dans l'Etat de Wa-shington avec son petit frère Bruce et sa grande sœur Penny. « [Frank Herbert] ne savait pas s'y prendre avec les enfants, raconte le fils aîné dans la biographie qu'il consacre à son père Dreamer of Dune (2003, inédit en France). [...] Lorsque j'étais à la maison, il perdait patience. [...] Je me souviens qu'il me criait souvent dessus, et si je ne faisais pas exactement ce qu'il me disait, il n'hésitait pas à m'administrer un châtiment corporel. [...] A mesure que les années passaient, nous nous éloignions de plus en plus. » Coups de ceinture, passages réguliers au détecteur de mensonge... Le portrait du père vu par les yeux effrayés du jeune Brian donne à voir un homme imposant, viril et strict, au tempérament tempétueux, prompt à la colère dès que la moindre perturbation interrompt ses phases d'écriture. En particulier lorsque l'auteur est à l'œuvre sur Dune. « Il ne pouvait pas communiquer avec ses fils puisqu'il n'avait pas pris le temps de se lier à nous, écrit Brian Herbert. Au lieu de ça, il essayait de pulvériser notre volonté et notre esprit. Il ne pouvait pas y avoir d'entorse à ses règles.»
Aujourd'hui pourtant, à 71 ans, « Brian idolâtre son père ainsi que son œuvre, assure Kevin J. Anderson à Livres Hebdo. Dans les dernières années avant la mort de Frank Herbert, lui et son fils étaient les meilleurs amis du monde. » La réconciliation se produit dans les années 1970, autour d'une passion commune : l'écriture. « Nous avons appris à parler d'histoires », raconte Brian Herbert dans Dreamer of Dune. A son tour, il entame une carrière d'écrivain de science-fiction. Distantes auparavant, les trajectoires du père et du fils se jumellent. « Frank Herbert a passé énormément de temps à conseiller Brian, à l'aider à trouver des éditeurs, à faire des retours sur ses manuscrits, indique Kevin J. Anderson. Il lui a même demandé d'écrire des romans sur Dune avec lui. » Le dernier livre de Frank Herbert, Man of two worlds (1986, inédit en France), paru l'année de sa mort, est une collaboration avec son fils. Comme un adoubement.
Un creux de treize ans
Treize ans s'écoulent pourtant entre le décès de Frank et la reprise de Dune par Brian. Dans ce laps de temps, ce dernier déniche une grande quantité de notes, de chapitres et d'épigraphes laissés par son père, dont l'esquisse d'un Dune 7 stocké sur disquette, qu'il publiera plus tard en deux parties : Les chasseurs de Dune (Robert Laffont, 2007) et Le triomphe de Dune (Robert Laffont, 2008). Quelques années avant qu'elle ne décède en 1984, sa mère, Beverly Herbert, l'a enjoint de prendre soin de l'héritage de Frank, avec lequel elle a vécu une relation fusionnelle, presque symbiotique, de quarante ans. Sa grande influence sur l'œuvre de son mari est régulièrement soulignée par Brian. Grâce à sa « préscience », explique-t-il, elle a permis d'assurer la continuité de la franchise familiale.
En 1999, l'éditeur américain Bantam remporte les enchères pour la trilogie Avant Dune (Robert Laffont, 2000-2002), écrite par Brian Herbert et Kevin J. Anderson sur la base des notes de Frank. Prix de la transaction : 3 millions de dollars (environ 4 millions d'euros courants), un pour chaque livre. Suivront ensuite chez Tor Books la trilogie Dune, la genèse (Robert Laffont, 2003-2005), le diptyque Après Dune (Robert Laffont, 2006-2007), la tétralogie inachevée Légendes de Dune (Robert Laffont, 2008-2009) et la trilogie Dune, les origines (Robert Laffont, 2012-2016). Publiée à un rythme effréné, cette collection d'histoires dépasse largement le volume du cycle original. Ce qui ne manque pas d'interroger les spécialistes de l'œuvre du père, pour lesquels les romans du fils ne soutiennent pas la comparaison.
Père contre fils
« Brian reprend les concepts de son père, mais il ne fait qu'écrire des histoires, analyse Tristan Bera, auteur d'une thèse de littérature comparée consacrée à Dune. Frank écrivait des histoires pour transmettre des idées. Le fils, lui, n'a pas cherché à développer une structure intellectuelle, qui était pourtant la caractéristique de Dune : politique, psychologie, écologie, religion... le cycle original est intéressant par la densité de concepts et de références mobilisés pour comprendre l'humain. En un sens, il a dénaturé l'entreprise de son père. » Connu pour ses novellisations de Star wars, Kevin J. Anderson a pour sa part contribué à accentuer le versant action de Dune, parfois au détriment du fond.
Tristan Bera pointe également du doigt le rythme de production particulièrement intense : « Il est difficile de répliquer l'ampleur de Dune en écrivant tout le temps. Pour Frank Herbert, l'écriture était un besoin intellectuel, et non pécuniaire. Il avait de nombreuses autres activités, qui ont abondamment nourri son travail de réflexion sur le monde. » Tour à tour journaliste, photographe, instructeur de survie, professeur de judo, ostréiculteur, etc., l'homme s'est taillé une réputation de touche-à-tout avant de devenir écrivain. Ce foisonnement se ressent dans le Cycle de Dune, salué pour son brassage thématique et son érudition.
Brian ne prend pas ombrage des inévitables comparaisons avec son père.« Je ne prétends pas être Frank Herbert, ni faire preuve du même talent, loin de là, déclarait-il en 2005.Mais dans ce que je pense et ce que je réalise, il y a des morceaux de lui. Je demande simplement à ce qu'on m'accorde un traitement équitable. »