Marguerite Duras est sans doute le dernier écrivain français du XXe siècle qui aura droit à ses ?uvres complètes dans la "Bibliothèque de la Pléiade"», estime Gilles Philippe, maître d'oeuvre de l'entreprise. Professeur de stylistique à Paris-III et spécialiste de Flaubert, il a déjà participé à la "pléiadisation" de Sartre, Bataille et Camus.
Dès l'origine du projet, à l'initiative de Gallimard, une alternative s'était présentée : un seul tome d'oeuvres choisies, ou bien une intégrale en plusieurs volumes. C'est cette seconde option qui l'a emporté, grâce au "corpus relativement raisonnable » que représente l'oeuvre durassienne, et aux accords qui ont pu être négociés avec ses différents éditeurs. Outre Gallimard, chez qui elle fit ses tout débuts avec L'Empire français (un ouvrage de commande paru en 1940 sous son vrai nom de Marguerite Donnadieu et cosigné avec Philippe Roques) et publia nombre de ses livres majeurs avant de s'éloigner puis de revenir, Marguerite Duras fut principalement auteur chez Minuit et P.O.L. A quoi s'ajoutent quelques excursions, comme Le navire Night, en 1978, au Mercure de France.
Une confiance absolue
Entente obtenue entre tous ses éditeurs - ce qui prit un temps certain -, il fallait se conformer aux volontés testamentaires de l'écrivain : si Jean Mascolo - le fils unique que Marguerite Duras a eu en 1947 avec Dionys Mascolo, le deuxième homme de sa vie - est son ayant droit, Yann Lemée, dit Andréa, le compagnon de ses dernières années, exerce un droit de regard "moral" sur ses ultimes publications, ainsi que sur d'éventuels inédits. "Jean Mascolo nous a fait une confiance absolue, nous a laissés absolument libres dans nos choix éditoriaux, et nous a ouvert ses archives (1), poursuit Gilles Philippe. Yann Andréa, quant à lui, a été tenu au courant tout au long de notre travail. >»
Marguerite Duras va donc avoir droit dans la "Pléiade" à quatre volumes organisés de façon strictement chronologique. Le premier tome court de 1943 (Les impudents) à 1960 (Dix heures et demie du soir en été) ; le deuxième, de 1960 (Hiroshima mon amour) à 1973 (India song). Les deux derniers, prévus pour 2014, l'année du centenaire de la naissance de l'écrivain (à Gia Dinh, alors Cochinchine française), couvriront la période 1974-1996, des Parleuses, entretiens avec Xavière Gauthier paru chez Minuit, à C'est tout, recueil de "paroles, silences, bribes de dialogues » collationnés par Yann Andréa à partir de la fin de 1994, publié en 1995, puis en 1999 chez P.O.L dans son édition définitive posthume. Non sans posture et sans un certain humour macabre, Duras, morte en 1996, en avait anticipé le titre : Le livre à disparaître...
Comme les tomes 3 et 4 sont encore en chantier, Gilles Philippe ne peut préciser "où serala césure » : sans doute autour de L'amant (paru chez Minuit en 1984 et mémorable prix Goncourt). Mais, la pagination de chacun devant demeurer équilibrée, tout dépend de l'ampleur des "inédits" qui rejoindront le corpus.
"Nous avons décidé de n'intégrer que les textes signés ou cosignés du nom de Marguerite Duras, repris par elle en volume, et parus de son vivant », explique Gilles Philippe. Ce qui exclut les Cahiers de la guerre (P.O.L/ Imec, 2006), dont certains extraits ont cependant été intégrés à leur place chronologique. Ou encore ce fameux Empire français, paru chez Gallimard en 1940. Coécrit par Marguerite Donnadieu, secrétaire au ministère des Colonies, et par son patron, Philippe Roques, c'était, à la demande du ministre Georges Mandel, un tableau valorisant de la colonisation française. Mais on ignore exactement quelle part a prise dans sa rédaction le futur écrivain, qui l'a ensuite renié. Elle publiera ensuite toute son oeuvre sous un pseudonyme.
On trouvera en outre, dans le volume 4, l'intégralité de Théodora, un récit inédit de la fin des années 1940, dont on ne connaît jusqu'à présent que quelques extraits. De même, l'équipe de la "Pléiade" a décidé d'incorporer à ses ?uvres complètes deux livres que Duras a cosignés (Les parleuses, on l'a vu, et Les lieux de Marguerite Duras, en collaboration avec Michelle Porte, paru chez Minuit en 1977), quelques-unes de ses traductions considérées par elle comme des oeuvres originales (La mouette, de Tchekov, 1985, Gallimard), et ses articles rassemblés dans les deux volumes d'Outside (Papiers d'un jour, vol. 1, Albin Michel, 1981, repris chez P.O.L en 1984, et Lemonde extérieur, vol. 2, P.O.L, 1993).
D'autres articles des années 1980 ont été, quoique non repris en volume, ajoutés : ainsi le célèbre "Sublime, forcément sublime", plaidoyer, dans Libération, en faveur de Christine Villemin, la mère du "petit Grégory". Duras, après l'arrivée au pouvoir de son vieil ami François Mitterrand, puis son Goncourt, était devenue une espèce de gourou de la gauche intellectuelle. Elle publiait à un rythme soutenu des livres écrits dans l'urgence et dans ce style "oral", cette voix qu'elle avait découverte dès les années 1960-1970 au contact du théâtre et du cinéma. Et s'exprimait abondamment dans la presse sur tous les sujets, y compris les plus décalés, comme le football.
Superstar
Considérée de son vivant même comme un mythe français - statut qui la réjouissait et qu'elle a sciemment amplifié -, riche et célèbre, traduite, étudiée dans le monde entier, vénérée, voire imitée, par certains et honnie par d'autres, Marguerite Duras aurait sûrement adoré faire son entrée en grande pompe dans la "Pléiade", même si, à la connaissance de Gilles Philippe, "elle n'en a jamais parlé ». Elle pour qui "l'écriture » était tout, et qui se revendiquait "écrivain », seulement écrivain. Son oeuvre, abondante, complexe et ramifiée, va désormais pouvoir s'appréhender dans sa globalité. Suivant ses trois "cycles" (indochinois, indien "fantasmé", atlantique), ses périodes successives : de "l'existentialisme" des débuts - on a oublié que La vie tranquille, son deuxième roman, le premier paru chez Gallimard, en 1944, fut longtemps son best-seller - au retour (triomphal) à l'écriture des années 1980. A sa façon, Duras a toujours été dans l'air du temps, mais, après L'amant, le grand public en a fait une superstar. La "Pléiade", admirative mais pas dupe, recadre les choses, et l'apport de Duras dans notre histoire littéraire. "Immense, conclut Gilles Philippe. Elle a inventé un nouvel art de la prose. »
(1) Les siennes, Marguerite Duras les a léguées à l'Imec.
?Œuvres complètes, vol. 1 et 2, de Marguerite Duras, sous la dir. de Gilles Philippe, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». Rel., 65 euros (prix de lancement : 58 euros jusqu'au 29 février 2012) et 70 euros (prix de lancement : 62 euros). ISBN : 978-2-07-011889-2 et 978-2-07-012232-5. Parution : 20 octobre.