Les libraires sont-ils toujours « engagés et sous tension », mais surtout en équilibre précaire, comme ils apparaissaient lors des dernières Rencontres nationales de la librairie, en juin 2019 à Marseille ? Trois ans et une pandémie mondiale plus tard, les 6es RNL, organisées les 3 et 4 juillet à Angers où quelque 1 000 professionnels sont attendus par le Syndicat de la librairie française (SLF), permettront à une profession en plein renouvellement de se resituer face à ses nouveaux défis.
« Pendant cette période, nous sommes passés par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, souligne Laurent Layet, directeur de la librairie Au Brouillon de Culture à Caen. Alors que nous sommes entrés dans la crise avec beaucoup d'inquiétudes et d'interrogations, la baisse d'activité que nous avions anticipée au moment du déconfinement ne s'est pas produite, bien au contraire. Nous avons fini sur un effet phénix puisque nous sortons renforcés de cette expérience, en ayant modifié un certain nombre de nos pratiques, comme la façon dont nous recevons nos représentants à nos bureaux et non plus en circulation dans le magasin », résume-t-il.
Des avancées relatives
Si les précédentes Rencontres étaient placées sous le signe de la reconquête des clients, ces derniers ont bel et bien accouru dans les librairies durant la crise, comme en témoignent les chiffres de vente records de l'année 2021. D'après nos données Livres Hebdo/Xerfi Specific, la progression du marché du livre a atteint l'an dernier 12,5 %, et même plus pour les librairies de 1er niveau (+ 14,9 %) et de 2e niveau (+ 17,5 %). Tout l'enjeu est désormais de consolider cette clientèle élargie et cette embellie financière, alors même que les tendances à l'œuvre dans la chaîne du livre avant la crise sanitaire, telles la concentration et la financiarisation de l'édition, se trouvent amplifiées.
Depuis 2019, les libraires ont bel et bien progressé sur deux fronts, à commencer par celui de la remise minimale. Cette revendication portée de longue date par le SLF a enfin été entendue par les groupes Editis et Madrigall, qui se sont engagés au printemps 2022 sur une remise minimale à 36 % pour les libraires. L'autre avancée, portée par la loi Darcos de décembre 2021, concerne l'instauration d'un tarif minimum de frais de port pour les livres achetés en ligne, permettant aux librairies de rester compétitives face aux géants de l'e-commerce. Cependant, l'Arcep, chargée de proposer au gouvernement le niveau de ce tarif minimum, suggérait dans sa consultation publique de l'établir à 3 € TTC par colis. Un montant jugé largement insuffisant par le SLF, qui propose de le fixer à 4,50 € et conteste le retour de la quasi-gratuité (1 centime) à partir d'un certain seuil de commande.
Raccourcir les délais, augmenter les prix
Pour nombre de librairies, l'explosion de la vente en ligne et du click & collect pendant les confinements a donné l'impulsion pour lancer ou relancer un site marchand. Mais elles sont aussi nombreuses à penser que leur priorité reste de pouvoir assurer un service de qualité en magasin, notamment auprès des clients habitués aux délais très rapides de l'achat en ligne ou des grandes surfaces spécialisées. « Aujourd'hui, nous vivons une vraie crise de la distribution. Nous savons vous fournir en 48 heures n'importe quel titre sur l'année en cours, mais, pour les titres de fonds, on a du mal à donner des délais acceptables à nos clients. Et là, ne faisons-nous pas le jeu d'Amazon ? », interroge Delphine Le Borgne, qui a repris L'Aire de Broca (ex-Guillemot), à Pont-l'Abbé, en mars 2021.
Autre sujet d'inquiétude face à l'envolée des coûts de fabrication et à l'inflation, le prix du livre. « On sort de belles années mais l'avenir reste assez flou. Ce qui va pérenniser la librairie, c'est la façon dont nous pourrons garantir nos marges », insiste Imran Mollan, directeur général de la librairie Autrement, à La Réunion, regrettant que les éditeurs n'augmentent pas le prix de vente public du livre. « Avec la hausse des prix du transport, on ne peut plus se permettre de passer uniquement par l'avion, on fait venir la moitié des livres par bateau, ce qui prend plus de temps, alors qu'il y a trois ans, on ne se posait pas la question », observe-t-il par ailleurs.
Pour Laurent Layet, à Caen, sans relèvement du prix du livre, il sera difficile d'augmenter de nouveau les salaires des équipes pour suivre l'inflation. « En janvier, grâce aux équilibres économiques retrouvés et grâce à la fin d'une longue période d'emprunt pour la librairie, j'ai pu procéder à des requalifications de postes et à des augmentations. Depuis, l'équipe va beaucoup mieux », assure-t-il. Car les libraires ne sont pas sortis indemnes de cette crise qui fut aussi exaltante qu'éreintante. « Il y a eu un turnover important avec des burn-out, des départs, des gens qui se sont absentés et qui ne sont pas revenus », énumère le directeur du Brouillon de Culture.
Multiplication des créations
Ce constat de mal-être est partagé par de nombreux gérants de librairies. Mais les revalorisations salariales ainsi que les projets permis par des trésoreries au beau fixe et par le plan de relance, ont permis de remotiver les troupes au cours des derniers mois. Embauches, travaux d'agrandissement, communication digitale renforcée, stocks étoffés, reprise des animations... Malgré le ralentissement des ventes observé depuis le début de 2022, la passion et l'engagement des libraires sont toujours au rendez-vous.
La profession ne cesse d'ailleurs d'attirer de nouvelles recrues, avec une multiplication inédite des créations de commerces dans les villes moyennes et petites, voire en zone rurale, particulièrement dans la moitié ouest de la France. « Les librairies qui se sont créées dans les années 1980, dans la foulée de la loi Lang, sont en train de passer la main, ce serait ballot que ces lieux disparaissent, et ça me semble par ailleurs beaucoup plus sûr que de devoir tout fonder et de s'ajouter à un paysage déjà pourvu », commente Laurent Layet.
Libraires des villes et des champs, depuis longtemps installés ou nouvellement formés, ils se retrouveront à Angers pour défendre leur vision d'un métier « essentiel ».