"Il faut une vedette venue d’Internet ou un titre adapté au cinéma : c’est l’unique moyen de faire émerger les livres. Nous allons sur le Net parce que c’est le lieu où sont les jeunes", assure Elsa Lafon, directrice générale des éditions Michel Lafon. Dans une année économiquement catastrophique pour le livre, l’édition pour la jeunesse s’est retrouvée pour la première fois en grande difficulté avec des taux de retour records et a cherché de nouvelles niches, se tournant naturellement vers la culture geek.
Les éditeurs cherchent leurs auteurs sur la Toile. "Mais ça ne m’empêche pas de remplir ma besace à d’autres sources", déclare Cécile Térouanne, directrice d’Hachette Romans, qui en a fait l’un des trois axes majeurs de son développement aux côtés des grands auteurs et de l’audiovisuel. L’éditrice a passé un accord avec la plateforme Wattpad qui lui permet d’avoir un accès privilégié aux textes. "Ces fictions ont déjà une certaine notoriété sur Wattpad et une communauté de lecteurs fidèles qui veulent le livre", raconte-t-elle, citant Melissa Bellevigne (Paranoïa), une jeune youtubeuse qui a démarré à 19 ans, ou Mathilde Aloha (Another story of bad boys, 25 000 ventes). "J’ai acheté l’Américaine Cara Delevingne [Mirror mirror] qui compte 40 millions de followers sur Instagram, sur quinze pages de présentation, parce que ma fille m’a dit que c’était le seul titre à acheter et que "tout ce qu’elle dit est vrai, elle parle de nous"", se souvient-elle.
Créer la surprise
Pour Hedwige Pasquet, P-DG de Gallimard Jeunesse, "Internet a changé notre métier dans le sens où il nous a mis en contact direct avec nos lecteurs : c’est un événement majeur pour l’édition jeunesse". "On ne peut cependant pas leur apporter uniquement ce qu’ils ont déjà. Il faut créer la surprise", ajoute Cécile Térouanne. "Le public geek est un public bien cerné, communautaire. Tous nos titres ont bien marché au Comic Con, mais l’Escape Box a aussi séduit des lecteurs venus s’informer sur la culture geek", se réjouit Alexandra Bentz, dont la marque 404, au sein d’Edi8, entièrement dédiée à cette culture 2.0, a été pionnière avec des titres dans tous les genres, de la fan-fiction aux jeux vidéo.
Les scores sont très importants : 1 million pour les livres autour du jeu Minecraft (Gallimard Jeunesse) ; 250 000 ventes pour le manga Ki & Hi, issu de la chaîne YouTube Le Rire jaune (Michel Lafon, le 2e tome a été tiré à 180 000) ; 231 000 (trois titres) pour DIMILY, "l’After des jeunes", d’Estelle Maskame, et 35 000 ventes depuis juin 2017 pour My dilemma is you de Cristina Chiperi chez PKJ, toutes deux écrites sur Wattpad. "Le Net aspire les jeunes qui sautent de contenu en contenu, et constitue une caisse de résonance incroyable. Norman et Le Rire jaune ont une telle notoriété qu’il n’y a pas besoin de faire de la publicité", précise Cécile Pournin, directrice de Lumen. De fait, Internet porte une culture qui met en avant la notoriété des individus avant même qu’ils n’écrivent. Ainsi annonce-t-on 11 millions d’abonnés pour Squeezie (Tourne la page, Michel Lafon) ; 3,2 millions d’abonnés à la chaîne scientifique de Charlie McDonnell dont Bayard publie en janvier Fun science ; 1,5 million d’abonnés pour Frigiel, auteur de la série Frigiel et Fluffy chez Slalom ; 1 million pour Nine Gorman, une booktubeuse spécialisée dans le livre qui a signé Le pacte d’Emma chez #AM (Albin Michel Jeunesse), une romance fantastique écrite sur Wattpad ; 100 000 followers sur Instagram pour l’illustratrice BD Maureen Wingrove qui signe aussi sous le nom de Diglee, auteure des Mémoires d’une jeune guenon dérangée (Michel Lafon) ; 55 000 abonnés et plus de 600 000 vues pour sa vidéo sur le Bullet Journal pour Bulledop, une booktubeuse, qui propose Mon bullet avec Bulledop (Flammarion Jeunesse) ou 12 000 followers sur Instagram pour Adolie Day, illustratrice de Suzie. Mon carnet de style chez le même éditeur.
"La lecture devient un mode de vie communautaire, tribal. Les jeunes s’emparent du livre comme des vêtements et des jeux vidéo. Cela fait partie de leur identité", analyse Marianne Durand, directrice de Nathan Jeunesse. "Le monde du Web est vaste et les frontières sont floues. C’est davantage une recherche générationnelle qui va de 15 à 30 ans, avec des titres qui s’inscrivent en jeunesse et en adulte", précise Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse, qui ajoute que "Le cahier de vacances des MademoiZelles, conçu avec le plus gros site pour les jeunes femmes de 18-30 ans (15 000 ventes), Nine Gorman et Science & magie dans Game of thrones touchent à la fois un public lycéen et un public adulte, et ne sont pas représentatifs de l’édition jeunesse. Nous avons la chance d’avoir une équipe commerciale souple qui travaille les deux."
La Toile comme lieu d’écriture
Fiction, fan-fiction, documentaire sur les sciences, loisirs créatifs, des titres pour apprendre à coder, les Mémoires d’un (jeune) youtubeur ou une adaptation de jeux vidéo : la culture geek s’exprime dans tous les segments. "Il faut que le projet soit cohérent, en adéquation avec l’auteure et conforme avec son image. Pour Le Rire jaune, qui repose sur l’humour de l’auteur, le manga s’imposait", explique Elsa Lafon. "Bulledop et Nine Gorman sont des booktubeuses qui ont une chaîne YouTube consacrée à 100 % au livre et ont déjà un rapport à lui", note Alexandra Bentz, qui annonce la parution, avec un gros lancement, du premier roman de la 404 Factory, Presque minuit, résultat d’un concours organisé en partenariat avec le site PointPop.
Car la Toile est aussi un lieu d’écriture. Outre les auteurs qui écrivent sur Wattpad, d’autres s’essaient au concours d’écriture. Hachette Jeunesse Romans en propose un par SMS avec Glose, la plateforme de lecture, via l’application ChatStories. Gallimard Jeunesse lancera en janvier la 3e édition de son concours du premier roman jeunesse qui a permis de découvrir Christelle Dabos et Lucie Pierrat-Pajot. "Le Net peut aussi donner naissance à de nouvelles formes de narration comme Kereban de Dario Alcide qui raconte une histoire à partir de documents imaginaires, mail, lettre, illustration, articles de journaux ou de Wikipédia", précise encore Alexandra Bentz, qui lancera une fan-fiction autour de Minecraft, parrainée par le youtubeur spécialiste Aypierre.
Pour autant, "on ne peut pas éditer les textes tels quels, il faut les travailler avec l’auteur avant de les publier", constate Natacha Derevitski, directrice éditoriale de PKJ. "Le principe de Wattpad est celui du feuilleton, l’auteur avance en fonction des demandes des lecteurs, c’est une publication en "live". Le roman papier exige une structure différente et s’inscrit dans la durée. On est passé de 1 200 pages sur Wattpad à 450 pages en papier", dévoile Marion Jablonski.
Génération "millénials"
"Internet est une source d’information avant la parution du livre, mais c’est aussi désormais le lieu de la promotion", déclare Hedwige Pasquet. "Les jeunes sont sollicités par d’autres divertissements, et donner une visibilité aux livres est compliqué. Nous allons là où se trouve notre public, sur la Toile et sur les réseaux sociaux. Cette génération est née avec ces médias et communique par ce biais", constate Cécile Térouanne. "L’animation des réseaux sociaux réclame une écriture particulière mais cela demande beaucoup de temps. Il ne suffit pas de donner des informations, il faut trouver le ton. Nous jouons avec les mots pour défendre Poulpe Fictions et cela marque les esprits. Chaque titre est accompagné d’un trailer humoristique ou d’une vidéo pédagogique sur Instagram et sur YouTube. 404 utilise plus un ton de geek à geek", précise Alexandra Bentz. "Pour la sortie de ses petits romans Goal !, Antoine Griezmann, le footballeur aux 24 millions de followers, a activé ses réseaux sociaux", note Elsa Lafon. Nathan l’a bien compris en créant Nathan Live l’an dernier, qui propose un "bonus" adapté pour chaque livre.
La génération "millénials" est aussi une génération de l’audiovisuel, et le cinéma ou les séries télévisées font les grands succès de l’éditon jeunesse. "Après la vague des jeux vidéo, Nexflix est incontestablement le nouveau phénomène. La plateforme s’est même offert une campagne dans le métro pour la 2esaison de la série Strange things [de la science-fiction horrifique, NDLR]", souligne Alexandra Bentz. Parallèlement, elle table avec PKJ sur la licence Monchichi, des peluches des années 1980 remises au goût du jour, dont la série animée est diffusée sur TF1. Enfin, la mini-série 13 reasons why a fait vendre 100 000 exemplaires du livre de Jay Asher. Mais ça ne marche pas à tous les coups : forts du million de livres vendus de Chica vampiro, Les Livres du Dragon d’or ont publié les licences Maggie & Bianca et Franky, qui ne se sont pas vendues parce que les jeunes n’avaient pas aimé ces "télénovellas".
Cette fin d’année et 2018 devraient être riches en adaptations au cinéma. PKJ attend impatiemment le film Wonder, avec Julia Roberts, d’après le livre de R. J. Palacio (décembre), le 3e film tiré du Labyrinthe et l’adaptation de La guerre des clans (2,3 millions de ventes) par le producteur d’Harry Potter. Bayard parie sur Le musée des merveilles de Todd Haynes, d’après le roman de Brian Selznick (décembre), et Michel Lafon sur le 2e film Paddington. Gallimard Jeunesse mise sur le 2e film des Animaux fantastiques qui se passe à Paris (novembre) et celui des Petites bêtes d’après Antoon Krings (décembre).
Les éditeurs n’en oublient pas pour autant d’alimenter les autres segments de la jeunesse. "On ne met pas tous nos œufs dans le même panier", proclame Natacha Derevitsky, qui constate une "pénurie du côté du domaine young adults" dont on attend la nouvelle tendance, après le fantastique et la dystopie. "Je ne suis pas inquiète. La jeunesse est porteuse de croissance et le segment jeunes adultes est installé. Nous continuons nos publications en fantasy", précise Cécile Pournin. De fait, la fiction est emportée par la grande vague "middle grade" des 8-12 ans, chère aux Anglo-Saxons. Le journal d’un dégonflé et les livres de David Walliams ont ouvert la voie aux "Pépix" de Sarbacane, Slalom (Place des éditeurs) et autres Poulpe Fictions (Edi8), ainsi qu’à Elisabeth, princesse à Versailles (7 titres, 250 000 ventes), chez Albin Michel Jeunesse, qui lance Les extraordinaires, aux Gardiens des cités perdues (5 titres, 100 000 ventes) chez Lumen, et à d’autres séries comme Goal !, d’Antoine Griezmann chez Michel Lafon. Elle devrait se poursuivre en 2018 puisque Milan a prévu de prendre le créneau tout en remaquettant ses collections de premières lectures "Poussins" et "Benjamin" ; et Gallimard Jeunesse, les "Folio cadet" et "Un livre dont vous êtes le héros".
Pour les plus jeunes, nombre d’éditeurs se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Flammarion Jeunesse qui a vendu 2,1 millions d’exemplaires de la série Je suis en CP, et "Mes premières lectures" chez Hachette atteint déjà 150 000 ventes.
Emotions
La jeunesse n’a pas perdu sa capacité à suivre les modes. "Nathan a commencé à publier des titres Montessori en 2010 et nous étions trois ou quatre éditeurs en 2015. Aujourd’hui, il y en a 23 sur le créneau", s’inquiète Marianne Durand. "L’éducation bienveillante revient en force, c’est une lame de fond mais on n’est pas obligé de la labelliser Montessori, Steiner ou Freinet", commente Christophe Tranchant, directeur éditorial de Milan Jeunesse. En vogue cette année ? Les émotions. Comme avec Montessori, le sujet flirte avec l’éducatif. Gautier-Languereau (Au fil des émotions, 30 000 ventes), Gründ (Le livre de mes émotions), Nathan (un jeu "Filliozat" et Colère et retour au calme dans "Les cahiers Filliozat"), Milan Jeunesse (Les émotions), Gallimard Jeunesse ("Les grandes émotions", 4 titres en rupture) s’y sont mis. Le phénomène se poursuivra en 2018 car Gautier-Languereau annonce Les émotions de Gaston, conçu avec une sophrologue. Gründ va décliner son Livre de mes émotions, PKJ proposera des petits romans de psychologie positive pour les 7-8 ans signés Elisabeth Brami, et des albums de méditation pour les petits. "Le phénomène existe depuis de nombreuses années aux Etats-Unis, mais les parents français ne voulaient pas en entendre parler. En fait, les parents sont en train de monter en stress", analyse Alexandra Bentz. "Il sont aussi en demande de titres sur des thématiques sociétales comme le vivre-ensemble, la liberté, la guerre et la paix, les écrans. Leur angoisse se déplace du quotidien et de l’apprentissage à la société, au fur et à mesure que l’enfant grandit", explique Christophe Tranchant.
L’éveil et les loisirs créatifs (+ 17 % à fin septembre pour Gautier-Languereau) ont le vent en poupe avec, là encore, des phénomènes de mode : après les ateliers du calme, les cartes à gratter ont opéré un retour en force, et Gautier-Languereau en a vendu 250 000 exemplaires en 2017. "On a réduit la production pour aller ailleurs. On a développé l’éveil avec un petit personnage, Dou, et des livres flaps d’Elo, dont on a vendu 10 000 exemplaires, et les droits dans quatre pays", raconte Frédéric Lavabre, fondateur de Sarbacane. Si bien qu’on devrait retrouver en 2018 Sarbacane et les quatres éditeurs d’Actes Sud sur l’éveil, tandis que Flammation Jeunesse développera les loisirs créatifs avec l’arrivée de Lucie Matranga. De son côté, Deux Coqs d’or lancera en janvier un nouveau label, Patapon, qui a la particularité d’être en cocréation avec l’éditeur britannique du groupe Hachette, qui a monté une véritable équipe éditoriale d’experts de la petite enfance.
Malgré des scores en baisse, les éditeurs "continuent à prendre des risques sur les albums", remarque Christophe Tranchant. "Le marché de l’album reste la vitrine, le laborateur de talents où se révèlent auteurs et illustrateurs, mais aussi là où on a les surprises les plus importantes", rassure Sarah Koegler-Jacquet, directrice de Gautier-Languereau, de Deux Coqs d’or et d’Hachette Enfants. "Mais il faut quelque chose de particulier, de nouveau, d’extraordinaire pour que ça fonctionne", précise Thierry Magnier, qui annonce un calendrier de l’avent par Emmanuelle Houdart, Merveilleuse nature, un "cherche et trouve" illustré par Michael Cailloux, qui n’avait jamais fait de livre pour enfants. L’Agrume propose cet autome La grande expédition, un "leporello" de neuf mètres exceptionnel et un New York le jour et la nuit avec des transparents imprimés.
Inquiétudes
Les éditeurs réfutent l’idée d’augmenter la production mais soulignent à l’unanimité "qu’il faut se battre pour vendre les livres". "Avant, les libraires avaient le temps de faire connaître le livre qui arrivait en librairie. Maintenant, la surproduction est telle que le livre doit être connu le jour où il arrive", constate Hedwige Pasquet. Sarbacane a étoffé son équipe pour mieux défendre ses titres : "La concurrence nous oblige à être plus performant. On produit moins pour un chiffre d’affaires équivalent mais le risque se répartit sur moins de titres. On accompagne le livre avec des catalogues, des flyers, des affiches, du matériel, de la PLV. On va voir les libraires", explique Frédéric Lavabre. "On réduit la voilure en 2017. En 2018, on mise sur les auteurs, on travaille davantage les livres, on prend le temps de les accompagner. On ne doit pas diminuer le chiffre d’affaires, et vendre plus d’exemplaires avec moins de titres", confirme Thierry Magnier.
Reste que l’inquiétude est au rendez-vous. "Tout le premier semestre 2017 a été très mauvais. On a eu des retours plus forts que prévus et aucun titre n’a décollé. Ce qui nous a posé des problèmes de trésorerie pour payer les imprimeurs pour les livres de fin d’année. Notre survie est due aux cessions", dit Guillaume Griffon, qui annonce l’arrêt de la revue Citrus. "On paie encore les pots cassés des mois où il n’y avait personne dans les magasins. On devrait atteindre nos objectifs mais les magasins ne sont pas blindés et on attend les réassorts", renchérit Alexandra Bentz. "2017 a mal commencé : la consommation s’est arrêtée net après Noël 2016 et les retours ont été massifs sur tout le début de l’année. Les maisons qui s’en sortent sont celles qui ont des best-sellers ou des phénomènes éditoriaux inattendus. C’est la première fois qu’on a pas de visibilité sur l’année. Le salon de Montreuil va être un test grandeur nature pour voir si la consommation repart", confirme Christophe Tranchant.
Au contraire, Louis Delas, directeur général de L’Ecole des loisirs, se veut optimiste : "Si on additionne le chiffre d’affaires jeunesse, BD jeunesse et poche jeunesse, l’édition pour la jeunesse est bien le premier secteur de l’édition française : on ne le dit pas assez. Le livre jeunesse se vend aussi sur tous les réseaux. Et c’est le plus dynamique", clame-t-il. Il annonce les 30 ans de "Pastel" et un développement des adaptations en BD pour 2018. Et il ne cache pas attendre impatiemment les listes de livres jeunesse au programme et le renforcement des liens avec l’Education nationale promis par la ministre de la Culture Françoise Nyssen. Tandis que Gallimard Jeunesse s’apprête à fêter en 2018 les 20 ans des Royaumes du Nord de Philip Pullman et d’Harry Potter de J. K. Rowling.
La jeunesse en chiffres
Sophie Giraud, éditrice pop
Amoureuse des pop-up et de la pop culture, Sophie Giraud fêtera en 2018 les 10 ans d’Hélium, la petite maison jeunesse qu’elle a fondée et qui a été rachetée par Actes Sud en 2012.
Comme dans le livre de Maylis de Kerangal, Dans les rapides, je suis allée à New York à cause de Blondie" : Sophie Giraud qui a incarné pendant cinq ans Naïve Livres avant de fonder Hélium, déclare d’emblée son amour de "la pop culture". Cette littéraire passée par Sciences po, après avoir fait ses classes chez Flammarion, lisant notamment pour Françoise Verny, a passé deux ans et demi à New York, "prête à tout pour aller au concert", exerçant tous les métiers, rédactrice et traductrice pour une agence de communication, serveuse dans un restaurant libanais, vendeuse chez un bijoutier.
Passionnée de "musique, de peinture et de graphisme", Sophie Giraud revendique sa famille d’artistes - une grand-mère pianiste et un grand-père peintre qui fut le dernier élève de Claude Monet. De retour en France en 1991, "sans formation particulière à l’édition mais avec l’envie de faire des livres illustrés", elle se retrouve chez Mila Boutan, petite maison pour la jeunesse, où elle "apprend à tout faire" et qui l’envoie à Francfort vendre les droits parce qu’elle parle anglais. En 1993, elle vend ceux des beaux livres et des titres d’Albin Michel Jeunesse. Elle passe ensuite à l’éditorial et découvre les pop-up, puis créée ses propres albums à partir de 1998 avec le directeur artistique de la maison, Gérard Lo Monaco.
L’école française du pop-up
"Sophie est une personnalité forte, une femme rock and roll qui sait ce qu’elle veut mais qui aime aussi beaucoup rire. Elle a un goût très sûr que l’on retrouve dans ses livres", remarque Elisabeth Kovacs, amie et programmatrice pour la Foire du livre de Bruxelles. La musique la rattrape en 2003 quand Patrick Zelnik fait appel à elle pour Naïve Livres en lui demandant "de faire les livres qui [lui] plaisaient, pour les adultes et pour les jeunes, plutôt liés à la musique mais pas exclusivement". Elle y crée une collection où les auteurs François Bégaudeau, Maylis de Kerangal et Sam Shepard écrivent sur leur musicien favori, Mick Jagger, Blondie, Bob Dylan. Elle encourage le chanteur Renaud qui signe pour les enfants Le petit oiseau qui chantait faux, un pop-up illustré par Serge Bloch. Elle "marie" Jean-Luc Fromental à l’illustratrice Joëlle Jolivet pour un délirant 365 pingouins, devenu un classique qu’elle réédite cet automne. Sans oublier le premier pop-up consacré à Audrey Hepburn et un Pierre et le loup, illustré par Bono. Mais "Patrick Zelnik n’avait pas la culture du livre. Il ne comprenait pas le prix fixe ni le principe des retours."
S’appuyant sur Les Associés réunis, elle fonde Hélium en octobre 2008, avec la volonté de se concentrer sur la jeunesse "parce qu’il y avait des choses à faire du côté du livre animé, qui sait illustrer l’histoire en volume". Elle donne sa chance à un duo de jeunes graphistes, Anouck Boisrobert et Louis Rigaud, qui raconte aux enfants la construction d’une ville dans Popville, premier succès de la maison en France comme à l’étranger. Leur très écolo Dans la forêt du paresseux, sur la déforestation, a aussi marqué les esprits. "Le libraire Jacques Desse appelle ça l’école française du pop-up, celle du livre-récit", souligne-t-elle. La passion est intacte puisque avec Jacques Desse, de La Boutique du livre animé, Brigitte Morel, éditrice des Grandes Personnes, et l’équipe de Gallimard Jeunesse, elle est à l’origine de la première Fête du livre animé, qui a lieu jusqu’au 1er décembre dans les librairies et bibliothèques.
S’amuser
Au bout de cinq ans, faute de trésorerie, elle ne peut pas réimprimer les livres qui se vendent bien et se tourne naturellement vers Actes Sud, son diffuseur depuis Naïve Livres, qui rachète la maison en 2012. Dans son bureau, elle travaille entourée des livres anciens qu’elle collectionne - Le loup et les sept chevreaux des frères Kubasta, un des premiers pop-up venu de Tchécoslovaquie, Le Robinson suisse sous sa couverture années 1930, Les fourchettes de Bruno Munari, Le pont de la rivière Kwaï, dans une maquette de Massin - qui l’ont poussée à rééditer Laurent de Brunhoff (Serafina la girafe), Milton Glazer et Seymour Chwast, du Push Pin Studio.
Elle déniche la Japonaise Yayoi Kusama et son spectaculaire pop-up Alice au pays des merveilles, et poursuit son travail avec des auteurs qui lui restent fidèles "parce qu’on s’amuse" : Jean-Luc Fromental et Joëlle Jolivet, Anouck Boisrobert et Louis Rigaud, Benjamin Chaud qui lui confie Papa Ours et Petit Ours, Delphine Chedru. Elle fait des incursions du côté de la fiction et des adultes avec La française pop de Christophe Conte et Charles Berberian (2015), et, ce mois-ci, avec L’histoire de Ned Kelly, dans lequel Jean-Jacques de Grave a raconté en lino-gravures l’histoire d’un bandit australien anarchiste, qui a inspiré deux films, dont un avec Mick Jagger, et une chanson de Johnny Cash. Toujours sous le signe de la musique.
Ados lecteurs
Etudes à l’appui, le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil est l’occasion de faire un point sur la lecture des adolescents.
Internet, réseaux sociaux, jeux vidéo, smartphones, réalité virtuelle ou augmentée… La génération des "millenials" est née avec un usage quotidien des nouvelles technologies. Dans ce contexte, quelle place et combien de temps consacrent-ils à la lecture ? Le 33e Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil est l’occasion de faire un point sur les différentes études sur le sujet. La manifestation leur donne d’ailleurs toute son attention et a réalisé dans le cadre de "France à Francfort" la pertinente web série "Miroirs", dans laquelle treize auteurs pour la jeunesse et treize adolescents dialoguent sur la lecture et l’écriture. Tandis que de son côté l’association Lecture Jeunesse vient de lancer son Observatoire de la lecture des adolescents, dont le premier colloque a eu lieu le 16 novembre, sur le thème de l’accès aux sciences et de la construction d’une culture scientifique.
"Le temps de lecture - 3 heures par semaine, concentrées pour moitié sur le week-end - et le nombre de livres lus - 6 livres au cours des trois derniers mois, dont 4 dans le cadre des loisirs - rompent avec l’idée qu’ils ne lisent pas", commente Sylvie Vassallo, directrice du SLPJ 93, citant l’enquête sur "Les jeunes et la lecture", commandée par le Centre national du livre à Ipsos et dévoilée le 28 juin 2016 sur les pratiques des 7-19 ans. Balayant les idées reçues, les jeunes sont 89 % (des 7-19 ans) à lire, et 78 % à le faire en période de loisirs.
Pression pour la conformité
Reste qu’il faut comparer ces chiffres au temps consacré aux écrans. Les jeunes passent en moyenne 8 heures par semaine sur Internet, mais le nombre d’heures monte à 12 h 30 pour les adolescents, qui utilisent leur smartphone 12 heures par semaine. L’amitié tient une place plus importante dans leur vie que la lecture : ils sont 96 % à échanger au moins une fois par semaine avec leurs amis, 92 % à les voir au moins une fois par semaine et… 53 % à lire au moins une fois par semaine. Si les adolescents lisent moins que les plus jeunes, c’est parce que les livres sont concurrencés par d’autres activités. "L’adolescence est un âge grégaire, qui a besoin du groupe : c’est une phase nécessaire pour constituer son identité. Par ailleurs, ils subissent une forte pression pour qu’ils aient des activités de loisirs qui leur permettre d’être ensemble comme les téléphones portables, les jeux vidéo. Or la lecture reste une activité solitaire", explique la sociologue Sylvie Octobre, chargée d’étude au Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture. Elle ajoute : "Il y a aussi une pression pour la conformité : il faut avoir vu telle vidéo, écouté telle musique. Ça marginalise la lecture, qui relève de quelque chose de très personnel."
La même enquête révèle que les lycéens, plus autonomes, fréquentent moins les bibliothèques scolaires (48 % une fois par mois) et achètent les livres eux-mêmes en librairie (49 %). Les adolescents sont 67 % à préférer la lecture de romans, et ce pourcentage monte à 85 % pour les lectrices de plus de 15 ans. Leur palmarès mêle livres pour adultes et titres pour la jeunesse : Harry Potter, bien sûr, After, Twilight, Hunger games et les romans de Guillaume Musso. La science-fiction (51 %), les romans policiers (34 %) et les grands classiques (29 %) sont les genres les plus prisés. "Les adolescents lisent des livres très différents aux qualités littéraires inégales. La littérature jeunesse regorge de romans de formation. On apprend dans Twilight ce qu’est une fille, ce qu’est un garçon, ce qu’est l’amour. Et si on apprend à être une fille ou un garçon, on se positionne alors dans le groupe", analyse Sylvie Octobre. "Mais quelle vision de la sexualité ont les jeunes en lisant Fifty shades of Grey ? Il serait intéressant de se pencher sur ce que la littérature contemporaine véhicule dans leur formation des jeunes. Je me souviens d’une jeune fille qui s’était ennuyée à la lecture de Madame Bovary parce qu’elle ne comprenait pas Emma Bovary, son oisiveté, ses interrogations et la passivité de Charles…", ajoute-t-elle. Pour la sociologue, il reste encore des zones inexplorées dans les lectures des adolescents, notamment "ces romans de fantasy apocalyptique venus d’une autre tradition culturelle, qui véhiculent un rapport aux normes, à la loi, au pouvoir, aux sexes, à l’héroïsme… et des modèles hégémoniques sur lesquels on n’a pas réfléchi".
L’enquête souligne aussi que 19 % des jeunes ont pratiqué la lecture numérique, sur support mobile - tablettes, liseuses et smartphones - mais "ce sont les filles de plus de 15 ans qui sont les plus adeptes de la lecture numérique - à 27 % - en particulier dans les transports". 12 % des 7-19 ans ont lu des fan-fictions, et 4 % en écrivent.
Paysage hétérogène
Une autre enquête, plus marginale mais importante dans le cadre de la réforme des temps périscolaires, sur la place du livre dans les centres de loisirs, initiée par le CPLJ 93-Salon du livre et de la presse jeunesse, réalisée avec l’organisme de recherche Kerfad, avec le soutien du ministère de la Culture, qui sera présentée au Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, constate "une grande disparité". 97 % des répondants ont déclaré avoir des livres et des revues dans leurs centres de loisirs, mais seulement 51 % de ces derniers ont un budget pour des acquisitions. Les bibliothèques des centres sont constituées à 42 % de dons, et à 35 % de prêts ou de dons provenant des bibliothèques publiques. Elle met aussi l’accent sur le manque de formation, "principal frein à la circulation et à l’usage des livres en accueil de loisirs". 31 % des temps d’animation consacrés au livre et à la lecture en accueils loisirs sont portés par des bibliothécaires, seuls ou en appui des animateurs (qui eux en réalisent 95 %). Mais, précise l’étude, "en matière de prêts de fonds, conseils pour des achats ou des actions, soutien des initiatives, des expériences très riches et fructueuses existent. Là encore le paysage est très hétérogène." D’autre part, 17,5 % des animations sont portées par les parents, principaux pourvoyeurs de dons en livre. "Les réalités diffèrent d’un accueil-loisirs à un autre et se développent de façon purement empirique. Cette question n’est pas maîtrisée au plan professionnel", conclut l’étude. "C’est un domaine peu professionnalisé qui échappe beaucoup aux professionnels du livre", renchérit Sylvie Vassallo.
Reste que face à une production pour les adolescents particulièrement riche, le rapport à la lecture et à l’écriture a changé. Comme le souligne Louise Deforge, 14 ans, face à l’auteure Anne Percin (Rouergue) dans la série "Miroirs" : "Je ne sais pas si je voudrais être un livre, mais je sais dans quel livre je voudrais être… dans Harry Potter", précise-t-elle, révélant qu’"une fois qu’on a démarré, même si on revient dessus, le plaisir de l’écriture est comme un fleuve qui coule".