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Dossier Edition technique : réenchanter l’offre

Olivier Dion

Dossier Edition technique : réenchanter l’offre

Confrontés à une érosion sensible de leurs ventes, les éditeurs techniques privilégient des contenus plus opérationnels et une forme toujours plus soignée et plus séduisante. Ils n’abandonnent pas toutefois le socle des ouvrages chers et de référence, qui continuent à assurer de bonnes marges.

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Par Cécile Charonnat
Créé le 08.05.2014 à 19h32 ,
Mis à jour le 12.05.2014 à 12h35

Dans un contexte tendu, avec un marché orienté à la baisse depuis plusieurs trimestres, les éditeurs d’ouvrages techniques affichent, en ce début 2014, la même politique volontariste qu’ils déploient depuis quelques années pour préserver un chiffre d’affaires menacé par la faiblesse des mises en place en librairie et la diminution des ventes au titre. La production reste sur une pente ascendante. Les éditeurs donnent la prime au pragmatisme dans la composition de leurs programmes éditoriaux. Ils mêlent valeurs sûres et sujets innovants, ouvrages de référence sur des thématiques où ils possèdent une légitimité et livres pratiques et opérationnels pour un public avide d’informations directement utilisables dans chaque activité.

"Une année 2013 record à + 13 % due à une belle progression en librairie et à l’augmentation du programme éditorial ." Claire de Gramont, éditions du Moniteur- Photo OLIVIER DION

Si, pour les premiers mois de 2014, la plupart des éditeurs doivent encaisser un net décrochement des ventes, le bilan de 2013 se révèle en fait contrasté. Olivier Babel, directeur des Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR) accuse un recul de 5 % de son chiffre d’affaires, revenu à son niveau de 2011. Cépadués, spécialisé dans l’aéronautique, a également passé une mauvaise année. Pour son directeur général, Jean-Pierre Marson, "le comportement d’achat des clients s’est modifié. C’est très palpable sur les salons, où les gens ont du mal à sortir un billet de 20 euros. Et la météo exécrable du premier semestre a beaucoup nui à l’activité aéronautique". L’éditeur ne s’alarme toutefois pas trop de ces résultats : le second semestre s’est révélé bien meilleur que le premier même s’il n’a pas suffi à combler le retard accumulé.

"L’information technique est traitée sous une forme plus digérable, utilisable immédiatement pour des professionnels aux sensibilités plus artistiques." François Bachelot, Dunod- Photo OLIVIER DION

Clarifier l’offre

Chez France agricole, a contrario, "le second semestre est parvenu à sauver les ventes du premier", se réjouit la directrice éditoriale Marie-Laure Dechâtre. Le groupe spécialisé dans l’agriculture conserve une légère progression, tout comme Quæ, qui opère sur un champ d’activité identique et qui annonce une hausse d’activité de 4,4 %, portée notamment par les ventes en librairie. Même son de cloche chez Dunod, où François Bachelot, directeur éditorial, revendique une "bonne année par rapport à 2012", grâce notamment aux refontes des collections entamées il y a deux ans et au développement de collections plus pratiques telles que les "Cahiers techniques".

La palme de la croissance revient toutefois aux éditions du Moniteur qui, malgré un démarrage difficile, ont réussi "une année record à + 13 %", indique leur directrice, Claire de Gramont. Pour elle, ce bond en avant tient "à une belle progression en librairie et à l’augmentation du programme éditorial". En deux ans, la production a effectivement doublé pour atteindre 60 titres en 2013. La même stratégie a produit des effets plus mitigés chez Lavoisier, qui parvient tout juste à maintenir son chiffre d’affaires. Pour redynamiser ses ventes, l’éditeur opère cette année un retour sur ses points forts historiques au détriment des marchés de niche et des sujets très pointus développés précédemment. Hermès, l’une des deux marques de la maison, verra ainsi ses nombreuses collections resserrées autour de cinq thèmes dominants : automatique et productique ; science des matériaux ; génie civil ; génie électrique et électrotechnique ; informatique et traitement des données. "Il s’agit de clarifier l’offre et de revenir à des ouvrages qui conservent leur haute qualité éditorialemais destinés à un public plus large d’étudiants et de jeunes ingénieurs", explique Emmanuel Leclerc, directeur éditorial livre chez Lavoisier.

A l’inverse, Quæ n’hésite pas à miser sur des disciplines qualifiées de plus "émergentes" par son directeur Jean Arbeille. La maison a lancé en avril Ingénierie écologique, une déclinaison des sciences de l’ingénieur par et pour la nature. Autre thème exploré, les coûts et les gains liés à la nature avec deux livres publiés dans la collection "Sciences en questions" : Nature à vendre, en mars, et Le marché aux connaissances, en juin. Parallèlement, l’éditeur poursuit son ouverture vers le grand public en alimentant ses collections "Enjeux sciences" et "Clés pour comprendre", cette dernière s’étoffant de quatre nouveautés au printemps dont Les serpents ont-ils peur des crocodiles ? et Où le monde minéral choisit-il ses couleurs ?. Pour tirer les mises en place, certains titres bénéficieront de "stops piles", préférés par Jean Arbeille aux présentoirs testés en 2013 et générateurs de trop de retours.

Si Marie-Laure Dechâtre ouvre également le catalogue de France agricole à un plus grand public, avec notamment la marque Campagne & compagnie où Corps de ferme, cœur de vie, publié en octobre dernier, a réalisé d’excellents scores, la directrice éditoriale poursuit ses publications très spécialisées, en particulier sur les solutions alternatives en agriculture et les pathologies animales, deux thématiques qui tirent l’activité. Plus globalement, l’éditrice veille surtout à fabriquer des livres spécifiques selon les publics visés (étudiants, vétérinaires et exploitants agricoles) pour répondre aux besoins de chacun. "Il nous faut produire des livres à forte valeur d’usage, très ancrés problèmes-réponses, sans quoi le bouillon est assuré", témoigne Marie-Laure Dechâtre. Le Mémento de zootechnie, prévu courant mai, avec ses fiches de révision destinées aux étudiants, traduit bien cette stratégie, également adoptée chez Dunod. A côté de la mise à jour de ses "bibles" comme Les éléments des projets de construction d’Ernst Neufert, dont la 11e édition paraîtra cette année, François Bachelot met sur le marché une nouvelle collection pratique, "Dunod tech", qui devrait s’enrichir de deux titres par an, en commençant cette année par Génie électrique et Génie énergétique et climatique. Chaque ouvrage se veut une banque de données complète et opérationnelle sur les grandes sciences de l’ingénierie. Dans le même esprit, et pour s’ouvrir vers des métiers un peu moins techniques, Matériaux & design produit et Procédés de fabrication & design produit sont sur les tables des librairies depuis avril. Les deux ouvrages "traitent l’information technique sous une forme plus digérable, utilisable immédiatement pour des professionnels aux sensibilités plus artistiques", précise François Bachelot. Le directeur éditorial de Dunod poursuit également sa stratégie de développement de sujets innovants avec, en mai, un livre dédié à L’Internet des objets (M2M), "un gros sujet" sur lequel il compte beaucoup.

Dans la construction, où la reprise est attendue seulement à l’horizon de la fin 2015, les livres illustrés et opérationnels ont également le vent en poupe. Au Moniteur, Claire de Gramont accélère le nombre de parutions dans la collection "Mémento illustré", créée l’an dernier et centrée sur la pratique et l’opérationnel. Quatre titres sont prévus au 1er semestre, dont, en mai, Installations électriques domestiques et, en juin, Calcul des surfaces réglementaires. Le même mois, Eyrolles publiera De la maquette numérique au BIM, un territoire sur lequel Marc Jammet, directeur éditorial en BTP, mise beaucoup et qu’il est seul à explorer. "Cette technique, venue des Etats-Unis, ressemble à un progiciel qui gère toute la chaîne de construction. Elle va changer la vie de toutes les professions du bâtiment, et faire naître, logiquement, des besoins en formation, donc un marché", assure-t-il.

Option Mooc

Arrivés sur le devant de la scène l’année dernière, les Mooc (Massive Open Online Courses), ces cours en ligne et ouverts à tous constituent une autre piste de croissance pour les éditeurs de livres techniques. Si, en France, Jean-Pierre Marson déplore "l’absence de débat et de réflexion autour de la place du livre dans ce mouvement", mais cherche des partenariats avec des écoles et des universités, en Suisse, Olivier Babel a déjà franchi le cap. "C’est clairement une orientation éditoriale et une voie de développement. Notre objectif est de faire du livre un compagnon idéal des Mooc", annonce le directeur des PPUR, qui réédite certains manuels en fonction des Mooc dispensés par l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. La maison n’en reste pas moins active dans les sciences criminologiques en étoffant sa collection "Sciences forensiques" avec quatre références dont un Traité de criminalité politique. Elle poursuit aussi, tout comme Cépadués, sa consolidation sur le marché anglo-saxon, avec une quinzaine d’ouvrages "de très haut niveau, la compétition y étant très rude", précise Olivier Babel.

Dans le secteur du pétrole et des énergies, Technip adopte la même stratégie. Quatre de ses huit titres programmés pour cette année seront en anglais, dont la traduction de Comment partager la rente pétrolière ?, axé autour des contrats pétroliers et paru en français l’année dernière. Le marché américain reste en effet une manne indispensable pour l’éditeur spécialisé, qui y a enregistré une croissance de 15 % en 2013 et y réalise un début d’année sur les chapeaux de roue avec la 9e édition du DDH (Drilling Data Harbook), le formulaire complet du foreur sorti en décembre. "Notre campagne de promotion a payé et nous réalisons 30 % de ventes supplémentaires par rapport aux éditions précédentes", se félicite Paul-François Trioux, directeur éditorial.

C’est également sur ce marché anglo-saxon, très demandeur de ce support, que Technip développe le numérique, grâce notamment à la plateforme Knovel, sur laquelle tout son catalogue est présent. En France, en revanche, les ventes de livres numériques peinent à décoller, et les ouvrages techniques ne font pas exception. Pourtant, malgré l’absence d’activité probante, les éditeurs continuent à développer une offre. Springer a achevé en 2013 la numérisation de ses archives, soit 11 000 documents publiés de 1840 à 2004. Avec ce fonds, la plateforme SpringerLink dépasse désormais les 8 millions de ressources, soit des articles, des chapitres de livres, des entrées d’ouvrages et, depuis 2013, des livres numériques dans leur intégralité.

Au-delà de la numérisation au format PDF ou ePub, chacun cherche des solutions alternatives pour doper les ventes numériques. Lavoisier a testé, avec des résultats encourageants, la formule des applications disponibles sur tablettes et smartphones, et issues d’ouvrages essentiellement médicaux dont le contenu a été restructuré. Olivier Babel croit plus aux ventes couplées papier-numérique (ou bundle), tout comme Eyrolles, qui travaille avec la société Papérus pour développer ce type d’offre. "La formule présente un double avantage : pour le lecteur, un usage complémentaire des versions numérique et imprimée, et, pour les libraires, une opportunité simple de se positionner sur ce support", plaide Eric Sulpice. A mi-chemin du numérique et du papier, le "Print on demand" (impression à la demande, POD) séduit également des éditeurs comme France agricole, qui a réédité à l’identique La productivité de l’herbe, un ouvrage datant de 1956 mais unique sur le sujet. Le Moniteur, qui dispose de 150 références, a largement dépassé ses objectifs de vente avec 80 000 euros de chiffre d’affaires engrangés. Et Eric Kalasz, directeur de Micro Application, a même lancé sous ce format son "guide complet" L’informatique et Internet expliqués aux seniors, vendu à 500 exemplaires avant que n’en soit produite une version imprimée. <

Sciences et techniques en chiffres

L’informatique en quête de visibilité

 

Sur un marché tendu, les éditeurs d’ouvrages d’informatique militent pour une présence accrue de leur production en librairie, qui passerait par le remodelage des rayons. Ils cherchent aussi de nouveaux leviers de croissance en explorant des domaines aux frontières du secteur.

 

"Nous ne sommes pas tous des geeks et la majorité du public a toujours besoin d’information pour compléter ce manque de culture informatique." Éric Kalasz, MA éditions- Photo OLIVIER DION

L’informatique reste un sujet porteur et qui fonctionne bien." Surprenante étant donné le comportement du marché, qui diminue depuis plusieurs années, cette affirmation d’Antoine Gilles, responsable du e-commerce chez ENI, est pourtant partagée par la majorité des acteurs du secteur. "La technique informatique et le numérique irriguent désormais beaucoup de domaines. Or, nous ne sommes pas tous des geeks et la majorité du public a toujours, et même plus encore, besoin d’informations pour compléter ce manque de culture informatique", souligne Eric Kalasz, directeur général associé de MA éditions, qui comprend la marque Micro Application.

 

Déphasage entre l’offre et les besoins.

Pourtant, en librairie, les linéaires dédiés à ce secteur, comme à celui de l’entreprise, fondent comme neige au soleil. "Il y a là un paradoxe difficile à admettre", reconnaît Eric Sulpice, directeur éditorial d’Eyrolles. D’autant que cette réduction des rayons entraîne, par effet en cascade, un déphasage entre une offre concentrée sur les nouveautés et les besoins des lecteurs, qui s’orientent sur des ouvrages plus anciens. "L’exemple est frappant avec Windows 8, atteste Eric Kalasz. Sorti en 2012, ce nouveau système d’exploitation équipait seulement 10 % du parc existant des ordinateurs en 2013, mais a suscité beaucoup de publications. Du coup, les livres concernant Windows 7, la version précédente encore largement utilisée, sont sortis des rayons. Ce décalage a pour effet, logique mais pervers, d’envoyer les clients vers les sites de vente en ligne et se révèle finalement préjudiciable aux libraires."

 

Forts de ce constat et se refusant à baisser les bras, les éditeurs imaginent donc des solutions offrant aux libraires des opportunités de croissance. Chez Eyrolles, Eric Sulpice milite pour la mise en place de rayons élargis, qui engloberaient l’informatique traditionnelle, le Web, les réseaux sociaux, la photo numérique, les tablettes et les smartphones, l’impression 3D et, pourquoi pas, les essais traitant de ces sujets. Le directeur éditorial souhaiterait également renommer le rayon, trouvant le terme "informatique" désuet et dépassé. "Il faudrait opter pour numérique, high-tech ou nouvelles technologies, qui donneraient davantage envie aux clients et refléteraient plus la réalité", justifie l’éditeur, qui propose aux libraires une sélection clés en main de livres pour constituer un tel rayon. De son côté, la maison nantaise ENI a mis en place une offre réservée aux librairies : pour tout achat du livre papier en magasin, la version numérique est offerte. Chez Micro Application, Eric Kalasz prône le rapprochement des ouvrages et du matériel. "C’est la clé des ventes. D’ailleurs, l’opération s’est révélée concluante à la Fnac avec la photo", précise l’éditeur, qui reste toutefois conscient que cette solution se heurte au problème de la répartition du CA et de la rémunération entre les différents rayons.

 

Sujets originaux et innovants.

En attendant de tels changements, les éditeurs ont toutefois maintenu leur production en 2013, avec 548 nouveautés et nouvelles éditions contre 555 en 2012. "L’explosion du marché des produits nomades et la sortie de Windows 8 ont maintenu le nombre de publications et les ventes", note Eric Kalasz. Pour 2014, les opérateurs misent sur les mêmes thématiques auxquelles s’ajoute, pour les professionnels, le retour en force des langages de programmation pour la création de sites Web (Javascript, HTML 5 et CSS). Chacun cherche des leviers de croissance en explorant des sujets originaux et innovants, peu traités par les concurrents. Ainsi, parmi la dizaine de titres édités par Dunod, François Bachelot consacre un ouvrage à la certification Prince2, une niche sur laquelle il est seul pour le moment.

 

En parallèle à son filon historique qu’est l’informatique traditionnelle, Eyrolles poursuit le développement de sa collection "Serial makers" lancée l’année dernière pour accompagner le mouvement des "makers", les bidouilleurs adeptes du "do it yourself" qui gravitent notamment autour des "fab lab", ces lieux ouverts au public où sont mis à sa disposition toutes sortes d’outils, dont des imprimantes 3D, afin de fabriquer soi-même une grande variété d’objets. "Nous sommes ici à la confluence du bricolage, de l’électronique, de l’informatique et des logiciels de graphisme, du loisir créatif et du design. C’est un mouvement idéal pour nous, seul éditeur à pouvoir traiter toutes ces facettes", explique Eric Sulpice. Dix titres rejoignent les trois ouvrages parus en 2013, dont Le grand livre d’Arduino, A la découverte du Raspberry Pi, parus en janvier, et, en juin, la 2e édition de L’impression 3D, dont le premier tirage est épuisé. L’éditeur y a également programmé un ouvrage sur les drones.

 

Usages quotidiens.

Si ENI explore aussi le terrain du Raspberry Pi, dont le support de cours sorti en mars "caracole en tête des ventes" selon Antoine Gilles, la maison mise avant tout sur une nouvelle collection au contenu enrichi pour se différencier. "Avec une partie imprimée, une version numérique offerte et une vidéo qui peut durer jusqu’à 3 heures et qui permet d’approfondir un aspect de l’ouvrage, "Vbooks" se veut un produit pédagogique complet et un réel outil de formation", promet Antoine Gilles. Cinq titres sont prévus entre mars et juin, dédiés notamment à Excel, à VBA et à Windows Server R2. La même dynamique est à l’œuvre chez Micro Application, qui a lancé en avril "Les yeux fermés", une collection destinée au grand public penchant vers le pratique et qui part des usages quotidiens des lecteurs pour aborder les aspects techniques. La photo, la vidéo, la musique et la sécurité sur Internet font l’objet des premières publications, alors que les GoPro, ces caméras miniatures et étanches, et les objets connectés seront au programme des 6 titres programmés au second semestre. <

 


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