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Dossier Congrès de l’ABF: les bibliothèques, indispensables?

La tour Saint-Nicolas à l’entrée du port de La Rochelle. - Photo Olivier Dion

Dossier Congrès de l’ABF: les bibliothèques, indispensables?

Du 7 au 9 juin à La Rochelle, le congrès de l’Association des bibliothècaires de France s’interrogera sur l’utilité et les fonctions des bibliothèques.

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Par Véronique Heurtematte,
Créé le 01.06.2018 à 13h29

A quoi servent les bibliothèques?", la question qui sert de fil conducteur au prochain congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), du 7 au 9 juin à La Rochelle, semble presque naïve. Elle est en fait essentielle et hautement politique. Elle constitue une suite logique au congrès de 2017, consacré au rôle des bibliothèques dans la lutte contre les inégalités, au moment où la France se dotait d’un nouveau président et d’un nouveau gouvernement. "Le thème de cette année permet de réinterroger plus globalement la place des bibliothèques dans les territoires", explique Xavier Galaup, président de l’ABF. Le contexte politique a mis cette année les bibliothèques sous les projecteurs avec la remise au président de la République, Emmanuel Macron, du rapport rédigé par l’académicien Erik Orsenna autour du rôle des bibliothèques et de leur évolution, notamment en matière d’extension des horaires d’ouverture. Ce document, qui ne fait pas l’unanimité, sera sans doute à nouveau largement évoqué et débattu à La Rochelle.

"Réinterroger plus globalement la place des bibliothèques dans les territoires." Xavier Galaup, ABF- Photo JULIE SECLIN

Diversité des impacts

Plusieurs enquêtes, dont les résultats seront présentés lors du congrès, apporteront un éclairage documenté sur l’utilité des bibliothèques. L’étude menée par l’Observatoire des politiques culturelles de Grenoble, à la demande du ministère de la Culture et de l’ABF, donne une vision d’ensemble de la diversité des impacts des bibliothèques publiques françaises, rassemblés en grandes catégories: dynamiser l’activité culturelle, former le territoire aux techniques et aux outils d’information, augmenter le niveau éducatif d’un territoire, améliorer son tissu social. "Si les usagers apprennent à utiliser un ordinateur et les ressources en ligne grâce à la bibliothèque, par exemple, cela engendre un impact positif sur leur développement et leur vie personnelle mais aussi sur leur employabilité, et donc sur le tissu économique du territoire", détaille Pierre Le Quéau, maître de conférences en sociologie à l’université Grenoble-Alpes. Ce document pourra servir de référence pour les établissements désireux de faire de l’advocacy auprès de leurs élus.

Le volet qualitatif de l’enquête sur le rôle des bibliothèques dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, conduite par la Bibliothèque publique d’information en septembre 2016 en lien avec le Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture, et avec le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), devrait également être présenté lors du congrès. Attendu depuis plusieurs mois, ce volet repose sur des enquêtes de terrain menées à Reims, Roubaix, Rouvroy, Vaulx-en-Velin et Pantin. La Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) a, de son côté, réalisé un sondage auprès de ses adhérents organisé autour de sept questions portant sur l’activité de leur réseau de lecture publique et sur leur vision de la bibliothèque idéale. Si le nombre de réponses est trop faible pour constituer un panorama précis de la situation à l’échelle nationale, cette enquête met en lumière quelques tendances significatives. Les bibliothèques restent majoritairement gérées à l’échelle municipale et non intercommunale, mais s’inscrivent généralement dans une logique de réseau. Les activités proposées sont de plus en plus diversifiées, y compris dans les petits établissements. Pour qualifier la bibliothèque de demain, les élus parlent d’"agorathèque", et de "laboratoire", devant permettre aux citoyens de se construire en tant qu’individu. "La bibliothèque est souvent perçue par les collectivités territoriales comme l’équipement culturel fondamental", souligne Déborah Münzer, présidente de la FNCC. d

Lire au Havre: une philosophie du plaisir

 

La deuxième phase du vaste plan pour la lecture de la ville du Havre, lancée en avril, repose sur trois axes originaux: la lecture à haute voix, la création littéraire et la dimension sociale de la lecture.

 

Depuis 2012, les bibliothèques municipales du Havre sont au cœur d’un vaste plan en faveur de la lecture, intitulé Lire au Havre, qui se décline dans de multiples actions, parmi lesquelles les relais lecture implantés chez des partenaires institutionnels, les Livres nomades, en dépôt chez des commerçants, ou encore Domicilivres, un service de prêt à domicile, le tout adossé à une grande manifestation littéraire annuelle, Le Goût des autres. En novembre 2015, l’ouverture de la belle médiathèque Oscar-Niemeyer donnait une vitrine au service de lecture publique municipal et dopait la fréquentation dans l’ensemble du réseau. En avril, la ville a inauguré la phase 2 de son plan qui sera déployé sur la période 2018-2022 et articulé autour de trois axes principaux.

Lecture plaisir

Le premier fait le choix original de mettre en avant la lecture à voix haute. Entamé en septembre dernier, le programme Lis avec moi, mené en partenariat avec l’association Lire à voix haute Normandie, forme des professionnels de la petite enfance ou de la lecture publique, mais également des parents volontaires, à la lecture à haute voix afin d’organiser des séances de lecture pour les enfants réunis en petits groupes. Cette action s’adresse plus particulièrement aux jeunes et aux familles éloignés du livre pour valoriser la lecture plaisir. Actuellement dans quatre établissements, Lire à l’école fait également la promotion de la lecture plaisir. A l’issue de la séance de lecture, parents et enfants peuvent choisir un livre et l’emporter chez eux. Le programme Les Voix du Havre propose à des usagers volontaires de lire des textes lors de séances enregistrées. Diffusés par la radio locale Albatros, les textes sont aussi disponibles à l’écoute sur le site Internet de Lire au Havre. Des balades littéraires, élaborées avec l’équipe Ville d’art et d’histoire, présenteront plusieurs circuits accompagnés de lectures apportant un regard différent sur la ville et ses quartiers. Lire chez vous pourra s’installer pour quelques minutes chez des habitants pour lire un auteur, découvrir un texte et le partager, tandis que Bruits de couloir déclinera cette activité dans des lieux publics ou des halls d’immeuble.

Ecrire sous toutes les formes

Le deuxième axe du plan repose sur la création littéraire et le rapport entre lecture et écriture. Installé au Havre, le Labo des histoires-Normandie, l’une des antennes de cette association créée en 2011 et dédiée à l’écriture, proposera aux jeunes, déjà auteurs ou non, des ateliers d’écriture, des stages et des rencontres avec des professionnels de l’écriture sous toutes ses formes. Le Concours de nouvelles, organisé par le département lettres et sciences humaines de l’université Le Havre Normandie, en partenariat avec Sciences po et l’Ecole supérieure d’art et design Le Havre-Rouen, et soutenu depuis huit ans par la ville, va s’élargir à de nouveaux publics. Destinée à l’origine aux étudiants havrais, cette manifestation sera ouverte aux étudiants non francophones, ainsi qu’aux lycéens et aux collégiens. Des stages pour booktubeurs formeront les participants aux techniques de prise de vues et de montage vidéo afin qu’ils puissent présenter leurs coups de cœur pour des livres et poster ces vidéos en ligne.

Les nouvelles formes d’écriture numériques seront abordées dans des sessions qui initieront les jeunes de 11 à 25 ans à la création d’un jeu vidéo basé sur une œuvre littéraire, tandis que des ateliers Fan fiction proposeront d’imaginer le sujet d’un roman. Ecrire sous la pluie donnera à lire aux passants des fragments de poèmes écrits sur les trottoirs de la ville, invisibles par beau temps et qui, grâce à une peinture spéciale, n’apparaissent que sous les gouttes d’eau.

Lien social

Le dernier axe du plan 2018-2022 est consacré à la lecture comme vecteur du lien social. Cette dimension était déjà présente dans la première phase de Lire au Havre, mais ce nouveau volet vise plus particulièrement les personnes en situation de handicap, les publics fragilisés et les seniors. L’un des objectifs, notamment, est d’augmenter la fréquentation et l’utilisation du réseau des médiathèques par le public handicapé. Déjà présent dans la première phase du plan, Domicilivres, le service de portage de livres à domicile, sera élargi au prêt de liseuses préchargées ou de tablettes numériques, ainsi qu’à des animations telles que la présentation de l’actualité littéraire à domicile ou encore la lecture à haute voix de la presse par des agents des bibliothèques pour un petit groupe de personnes réunis dans des lieux de proximité. Des lectures seront proposées dans les résidences pour personnes âgées sous la forme de cafés ou de pique-niques littéraires, ainsi que de rencontres avec des auteurs. Lire au jardin, lectures organisées dans les espaces verts de la ville, constituera une autre occasion de rencontres entre les habitants et la littérature. Les bibliothèques proposeront des permanences d’écrivain public numérique pour répondre à la demande grandissante de personnes qui n’ont pas accès à Internet ou ne savent pas utiliser un ordinateur pour effectuer des démarches en ligne.

En plaçant le réseau des bibliothèques au centre d’un dispositif plus large au service de la lecture et plus globalement de l’accès à la culture, le plan Lire au Havre formule une proposition très actuelle du rôle des bibliothèques: être un opérateur culturel et social au sein d’un écosystème fédérant des acteurs culturels et sociaux. d

"Offrir une politique globale d’accès à la lecture"

 

Pour Sandrine Dunoyer, adjointe au maire du Havre chargée de la culture, les bibliothèques participent d’une politique d’ensemble.

 

Photo SANDRINE DUNOYER

"Ce n’est pas évident de faire un bilan sur des domaines difficiles à quantifier comme le culturel. Mais quand on voit que les indicateurs d’activité comme le nombre de prêts et de visites sont en hausse exponentielle à la médiathèque Oscar-Niemeyer ouverte en 2015, mais également dans les bibliothèques de quartier, on peut se dire que nos initiatives portent leurs fruits. Dans cette deuxième phase, nous allons poursuivre les actions qui ont bien fonctionné dans la première et en initier de nouvelles. On sait que la partie n’est jamais gagnée, que ce qui fonctionne bien à un moment donné peut ne plus marcher quelques années plus tard. La philosophie est toujours de passer par le plaisir de la lecture, de donner accès au livre et de susciter l’envie de lire auprès des personnes qui sont les plus éloignées de la culture. Ces personnes ont besoin qu’on aille les chercher et qu’on leur apporte les livres là où elles se trouvent. Ce n’est pas une politique des bibliothèques, même si ces dernières en sont les principaux opérateurs et que nous leur attribuons des moyens importants, mais une politique globale de la lecture. En 2012, le plan était porté essentiellement par les bibliothèques. Aujourd’hui, il fédère l’ensemble des acteurs locaux, services municipaux, libraires, associations. Tous les commerçants veulent leurs "livres nomades". La lecture est un vecteur du lien social essentiel. Pour les bibliothécaires, l’évolution de leur métier constitue un challenge important. L’automatisation des opérations de prêts et retours des documents a allégé les tâches techniques. Les missions évoluent vers le conseil, l’accueil, les animations. Les expositions, par exemple, sont un autre moyen de faire entrer les gens à la bibliothèque." d

Vaulx-en-Velin: la bibliothèque hybride

 

En 2020, la médiathèque-maison de quartier du Mas-du-Taureau fusionnera des fonctions culturelles et sociales.

 

Vue extérieure du projet de la médiathèque Mas-du-Taureau.- Photo AGENCE RUDY RICCIOTTI

En 2020, la ville de Vaulx-en-Velin inaugurera au Mas-du-Taureau une médiathèque-maison de quartier reposant sur un projet original qui, comme son nom l’indique, hybride fortement les fonctions culturelles et sociales. Dans ce quartier en pleine reconfiguration urbaine et marqué socialement, l’un des enjeux forts du futur équipement, attendu depuis de nombreuses années par les habitants, est de remettre les personnes au centre de l’action publique et de repenser la relation des individus avec les institutions en les intégrant dans le processus de construction du projet pour sortir d’une logique "d’usagers-consommateurs". Le programme a donc été élaboré à partir d’une vaste consultation des habitants et de nombreuses démarches participatives, accompagné par le cabinet d’ingénierie culturelle et artistique ABCD culture. Les usagers jouent le jeu et formulent des demandes très diverses: disposer de lieux de pratiques artistiques, chant, danse, arts plastiques, avoir une scène pour le spectacle vivant, des jeux en extérieur comme un skate park ou des appareils de musculation, un service d’orientation pour les jeunes, des horaires d’ouverture très larges. Les partenaires culturels, éducatifs, sociaux et les associations (conservatoire de musique, directeurs d’école, médiateurs de rue) sont également associés au projet.

L’espace accueil du projet.- Photo AGENCE RUDY RICCIOTTI

Espace démocratique

Ce travail a permis de poser le diagnostic des besoins: un lieu de proximité ouvert sur la ville, attractif pour l’ensemble de l’agglomération, adapté à différents usages et différents usagers, un lieu d’accès à des savoirs variés, un lieu d’orientation vers d’autres ressources et de soutien aux initiatives extérieures issues du milieu associatif, culturels, aux actions participatives. C’est un architecte prestigieux, Rudy Ricciotti, qui réalisera ce bâtiment de 2 700 m2, investi de missions essentielles comme favoriser le vivre-ensemble, offrir un nouvel espace démocratique dans la ville, permettre aux habitants d’exercer leur citoyenneté et leurs droits culturels.

Le futur équipement est organisé en cinq univers. L’univers "Accueillir, informer, orienter" est conçu comme un service de conciergerie où l’on peut réserver une activité, prendre un billet pour un spectacle, consulter Internet. Les automates de prêt y seront installés. Il comptera également deux petits bureaux pour les partenaires extérieurs: permanences de la CAF, rendez-vous avec un écrivain public, une association d’écoute dédiée aux adolescents, Pôle emploi ou encore la Protection maternelle et infantile. L’univers "Se restaurer, échanger et porter des initiatives" constituera la partie chaude de la bibliothèque avec le kiosque pour consulter la presse, un espace de petite restauration, un espace pour organiser des débats, des conférences, une mini bibliothèque représentative en version réduite, l’ensemble de l’offre documentaire de la médiathèque, une cuisine. Cette partie du bâtiment pourra être isolée et ouverte de manière autonome, notamment pour des animations en soirée.

S’ouvrir aux jeunes

L’univers "Echanger, se détendre pour l’enfance et la famille", qui aura un accès direct à des jeux extérieurs, proposera une ludothèque, un espace d’animations qui pourra être transformé en halte-garderie, un centre de loisirs pour les enfants de 6 à 12 ans qui organisera des activités et des ateliers. Cette offre, encore inhabituelle en bibliothèque, constitue une réponse au nombre important de jeunes présents dans le quartier, dont beaucoup sont livrés à eux-mêmes. Les enfants représentent au total 60 % des inscrits du réseau des bibliothèques de Vaulx-en-Velin. Les centres de loisirs extérieurs pourront s’inscrire à ces activités. Cet espace aura également un fonds documentaire important sur la parentalité.

Les univers "Diffuser, rencontrer et pratiquer" et "Se former, échanger des savoirs" constitueront des espaces de bibliothèques plus classiques. Ils rassembleront les collections documentaires et des studios de musique, une salle de diffusion et de pratique, des ateliers de formation, deux salles de formation multimédia, des espaces de travail en groupe, un laboratoire de langues. Ces lieux seront plus calmes que les précédents afin de satisfaire les personnes à la recherche d’un lieu tranquille. Le bâtiment disposera aussi d’une salle de diffusion et de pratique de 130 places avec des gradins rétractables et un haut niveau d’équipement permettant de recevoir des spectacles professionnels. Le coût total du projet est chiffré à 16,5 millions d’euros dont 9 pour la construction. d

"Etablir le lien entre le savoir et le faire"

 

Valérie Brujas, directrice du réseau de lecture publique de Vaulx-en-Velin, entend élargir la définition de la culture.

 

Valérie Brujas- Photo T. CHASSEPOUX/ VILLE DE VAULX-EN-VELIN

"L’une des idées fortes du projet est de rétablir le lien entre le savoir et le faire. C’est pour cela que les cinq espaces thématiques seront constitués à chaque fois d’une offre documentaire et d’un lieu de pratique. Le champ culturel et le champ social ont créé chacun sa structure spécialisée. Il est important d’établir des passerelles entre les deux univers. Les demandes formulées par les habitants renvoient d’ailleurs à une définition beaucoup plus large de la culture et de ce qu’on attend généralement d’une bibliothèque: offrir un accueil de loisirs, une garderie occasionnelle lors d’événements destinés aux adultes, pouvoir y pratiquer des activités artistiques, sportives, de bien-être, y porter des initiatives et participer à des projets, recevoir un accompagnement aux démarches administratives, à la recherche d’emploi… La composition de l’équipe intégrera cette dimension avec des bibliothécaires, mais aussi des animateurs socioculturels et des éducateurs.

L’autre axe fort du projet est que cet établissement soit une réponse aux demandes des jeunes. Dans ce quartier, 50 % de la population a moins de 30 ans. La future médiathèque doit pouvoir les aider à se projeter, à maîtriser les codes, les enjeux du numérique, être aussi un lieu de loisirs et de rencontre avec leurs amis. Le fait qu’à Vaulx-en-Velin les bibliothèques ont toutes été brûlées à un moment ou à un autre a conduit les bibliothécaires à s’interroger fortement sur leurs pratiques et à les faire évoluer. Mener une démarche participative était indispensable pour que les habitants du quartier s’approprient le futur équipement et sentent que xet outil est à leur service, adapté à leurs besoins. Le projet repose sur une grande hybridité des personnels, des activités, des espaces et des partenariats. Les moments de dialogue et d’échanges avec la population ont fait émerger des choses que nous n’aurions pas imaginées seuls". d

Bayeux: au-delà du livre

 

Les 7 Lieux, à Bayeux, reposeront sur un concept global de partage des savoirs et des savoir-faire avec une forte dimension participative.

 

La façade de la médiathèque reprend la gamme chromatique de la célèbre tapisserie de Bayeux.- Photo SERERO ARCHITECTES

Les 7 Lieux, qui ouvriront à Bayeux au début de l’année 2019, apportent, eux aussi, une réponse originale et innovante au rôle que peut jouer un équipement de lecture publique sur un territoire. Dans cette intercommunalité de 36 communes et de 30 000 habitants, dont 15 000 dans la ville-centre, le futur équipement, conçu par le cabinet Serero Architectes et totalisant 2 500 m2 pour un budget total de 8,5 millions d’euros, devra relever un défi de taille. Les usagers inscrits à l’actuelle bibliothèque municipale de Bayeux, petite et vieillotte, représentent moins de 10 % de la population. Face à cette situation, les élus ont recruté en 2016 un directeur en lui donnant comme feuille de route la création d’un lieu innovant et attractif, qui sera géré à l’échelle intercommunale, le tout en un temps record: moins de trois ans entre la conception du bâtiment et son ouverture .

Les adolescents ont été invités à un Biblioremix afin de définir leurs souhaits pour la future médiathèque.- Photo DR/MAIRIE DE BAYEUX

Jeu de l’oie

Le nouveau directeur et son équipe posent comme fondement du pôle culturel une mission globale: diffuser, partager et produire des savoirs et des savoir-faire. Comme dans le projet de la médiathèque du Mas-du-Taureau à Vaulx-en-Velin, le lien entre les connaissances et leur mise en pratique, entre le savoir livresque et celui apporté par les usagers eux-mêmes, occupe une place fondamentale, de même que les démarches participatives menées avec les habitants. Le programme de Bayeux Intercom s’inspire de bibliothèques existantes - notamment aux Pays-Bas et en Europe du Nord -, mais également de lieux comme les musées, les magasins de jouets, les librairies, les cours d’école. Toutes ces structures partagent des problématiques communes avec les bibliothèques: accueillir des enfants, gérer des files d’attente, etc. Les livres, par exemple, seront rangés selon les plans de classement des librairies, plus faciles à comprendre et mieux adaptés à la manière dont les usagers cherchent un ouvrage que la traditionnelle classification décimale Dewey, basée sur des séries de chiffres souvent hermétiques pour les non-initiés.

Le patio de la médiathèque Les 7 Lieux de Bayeux.- Photo SERERO ARCHITECTES

Dans le même esprit, c’est un jeu de l’oie tracé au sol qui servira de signalétique ludique dans l’espace jeunesse. En accord avec l’esprit des 7 Lieux, l’équipe a organisé plusieurs séries de consultations auprès de différents groupes d’habitants. Les adolescents ont été invités à un Biblioremix pour exprimer ce qui leur plaisait, ou pas, dans la bibliothèque actuelle, voter pour les activités qu’ils préféraient, imaginer leur bibliothèque idéale et élaborer son aménagement virtuel. Les seniors ont, quant à eux, été conviés à des réunions de réflexion sur différents sujets comme les horaires d’ouverture. Cette philosophie - diffusion et partage des savoirs, et dimension collaborative - permet d’englober un vaste panel d’activités et de services, bien au-delà de ce que l’on a l’habitude de trouver en bibliothèque.

Partager les savoir-faire

La médiathèque des 7 Lieux sera la première en France à proposer, avec cette ampleur, le prêt d’objets divers: télescopes, jumelles, machines à coudre, instruments de musique. L’espace jeunesse comptera un mur d’expression, sur lequel les enfants pourront dessiner, un coffre à jouets avec des jeux de construction, des déguisements, des marionnettes, autre illustration de la cohabitation des collections documentaires avec des objets et des activités. Suscitée pendant la phase d’élaboration du projet, la participation active des usagers, au cœur de la conception des 7 Lieux, occupera une grande place dans la vie quotidienne de l’établissement. Les habitants seront invités à partager leurs savoir-faire, à animer des ateliers. L’équipe compte notamment jouer sur "l’effet Ikea", basé sur une étude de 2011, qui explique que les gens accordent une valeur plus grande aux objets qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. Chaque année, les usagers seront invités à construire une pièce de mobilier. Le programme démarrera cet été avec la réalisation d’un meuble d’activités tactiles pour les enfants qui sera conçu dans une démarche de design thinking partant de l’observation des pratiques des usagers et de leurs besoins.

Amplitude des horaires

La médiathèque fournira un effort important en ce qui concerne ses horaires d’ouverture, avec 45 heures d’ouverture hebdomadaire au minimum, contre 22 heures actuellement. La grille horaire prend en compte, dans la mesure du possible, les demandes exprimées par les usagers, en particulier l’ouverture le dimanche, fortement plébiscitée, mais aussi l’ouverture en matinée, réclamée notamment par les seniors. L’établissement bénéficiera, ce qui est encore rare en lecture publique, d’un important travail d’identité graphique, dans un esprit de marque, afin de renforcer l’idée que le futur équipement sera plus qu’une simple bibliothèque, un lieu culturel singulier et unique avec son identité propre, d’où le choix d’un nom conceptuel, plutôt que du nom d’une personnalité. Les 7 Lieux font référence aux sept espaces principaux qui constitueront l’équipement: un espace arts-musique/cinéma, un espace pour les enfants, un autre pour les bandes dessinées et les romans graphiques, un espace "fiction adulte", une section "documentaires", des espaces de convivialité (salon de lecture, coin pour les jeux), ainsi que d’autres pour les animations (salle de conférences, espace d’exposition). d

"Prêter des objets est cohérent avec notre projet"

 

Pour Nicolas Beudon, directeur des 7 Lieux, le livre est un outil parmi d’autres.

 

Nicolas Beudon- Photo DR/MEDIATHEQUE PAS-DE-CALAIS

"La question que pose le congrès de l’ABF, "à quoi servent les bibliothèques?", est selon moi plus intéressante que "qu’est-ce qu’une bibliothèque?". A Bayeux, nous y avons répondu avec un projet fondé sur le partage des savoirs et des savoir-faire. Nous prêterons des livres, mais aussi des instruments de musique, du matériel de loisir créatif et du matériel scientifique. Cela peut paraître incongru, mais c’est pleinement cohérent avec notre philosophie où le livre, qui sera très présent dans le futur équipement, est un outil parmi d’autres au service des missions que l’on s’est fixées. De même, les connaissances détenues par les gens constituent une ressource aussi précieuse que les collections et que l’on souhaite solliciter. Le fait de plafonner à moins de 10 % de la population inscrite à la bibliothèque, comme c’est le cas actuellement, nous incite à réfléchir en profondeur sur le sens de nos actions. Il ne s’agit pas de changer totalement les missions des bibliothèques, mais de les repenser. Nombre d’initiatives que nous mettrons en place existent déjà ailleurs, et pas seulement en bibliothèque. C’est intéressant de s’inspirer de la manière dont des lieux autres que les bibliothèques répondent à nos propres questionnements sur l’accueil, le classement des documents, le choix de mobilier adapté, plutôt que de tout réinventer dans notre coin. Nos idées ne sont pas révolutionnaires, nous ne nous posons pas en rupture avec ce qui serait une vision traditionnelle de la bibliothèque. Ce qui est innovant, c’est le lien qui est établi entre toutes nos actions afin que cela réponde vraiment aux besoins des habitants." d

Quatre bibliothèques à découvrir

 

La Rochelle et ses environs comptent plusieurs bibliothèques remarquables par leurs collections et leurs actions. En voici une sélection.

 

"Transformer toutes les bibliothèques en troisième lieu serait une erreur"

 

Raphaël Besson, spécialiste des Tiers lieux, plaide pour que les bibliothèques ne diluent pas leur identité et leurs compétences dans des espaces trop génériques.

 

"Les bibliothèques 3e lieu se définissent moins comme des lieux documentaires que comme des espaces de rencontres et de sociabilité." Raphaël Besson- Photo DR

Les Tiers lieux, dont le concept a été développé par le sociologue américain Ray Oldenburg dans les années 1980, inspirent depuis plusieurs années les bibliothèques. Ces espaces ouverts, hybrides, situés entre le domicile et le travail servent de fondement à de nombreux projets. Spécialiste des Tiers lieux et des thématiques des villes innovantes, Raphaël Besson, expert en socio-économie urbaine et docteur en sciences du territoire-urbanisme au laboratoire Pacte de l’université de Grenoble, a créé en 2013 "Villes Innovations", un bureau d’étude situé à Madrid et à Grenoble. Depuis plusieurs années, son travail met en lumière l’émergence des Tiers lieux culturels, qui favorisent le partage des savoirs et des cultures, et qui placent l’usager au cœur des processus d’apprentissage, de production et de diffusion des connaissances. Mais dans un article écrit en 2016 et intitulé "Les mutations des bibliothèques en Tiers Lieux. De nouveaux lieux de savoir au service de la ville créative?" (1), le jeune chercheur interroge les limites de ce processus de transformation et alerte en particulier sur le risque que les bibliothèques deviennent des lieux génériques et perdent leur lisibilité pour le public. A contre-courant de la tendance actuelle, il se demande s’il n’est pas nécessaire, au contraire, de préserver l’identité première de ces lieux de savoir offrant une retraite nécessaire à l’épanouissement de la recherche.

Le Medialab-Prado à Madrid- Photo FRÉDÉRIC SULTAN/CC-BY-SA-4.0

Raphaël Besson: L’essor des Tiers lieux est lié à l’émergence de l’économie de la connaissance. Or, la connaissance, qui a aujourd’hui une valeur économique, n’est pas la connaissance académique ou celle qu’on trouve sur Internet, déjà stabilisée, mais la connaissance vivante, en train de se faire, et qui procède de savoirs et de compétences d’une grande diversité de sources et d’acteurs. Les Tiers lieux répondent au besoin de sortir de l’hyperspécialisation des structures qui s’est mise en place depuis la révolution industrielle et qui montre aujourd’hui ses limites. Les Tiers lieux offrent des espaces hybrides qui permettent de mettre en connexion différents types de savoirs, d’expérimenter, de créer, et de faire émerger cette connaissance à valeur ajoutée. On revient à une vision plus universaliste de la connaissance.

Mon travail montre qu’il existe une grande diversité de lieux de savoir et que chacun a sa place dans la production et la diffusion des connaissances. Il existe effectivement une tendance à transformer les bibliothèques en Tiers lieux ou en Fablab. Les bibliothèques "3e lieu" se définissent moins comme des lieux documentaires que comme des espaces de rencontres et de sociabilité. En fonction du territoire dans lequel elle se trouve, cela peut en effet être intéressant que la bibliothèque s’approprie ces nouvelles formes de diffusion des connaissances, intègre davantage des fonctions sociales et urbaines, propose des espaces de coworking. Cependant, je pense que transformer toutes les bibliothèques en Tiers lieu serait une grosse erreur car on risque de créer des lieux génériques sans réelle identité. Quand on regarde les nouveaux totems des lieux de savoir, considérés comme ce qui se fait de mieux en matière de structures où penser la production et la diffusion des connaissances, par exemple la Maison de la recherche et de l’imaginaire à Caen, on se rend compte que ce sont essentiellement de grands plateaux vides. Comme on ne sait pas qui seront les usagers du Tiers lieu ni quelles seront leurs pratiques, le plateau est vu comme la réponse architecturale la mieux adaptée. Mais si toutes les structures évoluent vers ce modèle, comment fera-t-on la différence entre une bibliothèque, un incubateur de start-up, un musée, une maison de service au public?

Les bibliothèques offrent souvent une grande qualité architecturale. Elles constituent des espaces qui permettent de se mettre un peu en retrait d’un monde qui a tendance à surstimuler les contacts, les informations. Je pense qu’il est important qu’elles préservent leur identité et leurs compétences en matière d’archivage et de documentation. Les centres de culture scientifique, comme le Medialab-Prado à Madrid, savent créer des expérimentations, des formes nouvelles de connaissances, mais ils sont incapables de mettre en œuvre l’archivage de ces expérimentations, leur documentation, leur diffusion, car ils n’ont pas les compétences nécessaires. Or, ces aspects constituent des enjeux essentiels pour ces structures qui doivent rendre des comptes à la société sur leurs activités, donner à voir ce qu’elles produisent, organiser la transmission de leurs expériences et rendre possible leur duplication. Ces Tiers lieux prennent conscience qu’ils ont besoin de ces compétences qui sont au cœur des bibliothèques.

Le Medialab-Prado, par exemple, se pose en effet la question de son évolution vers quelque chose qui ressemblerait d’une certaine manière à une bibliothèque pour intégrer cette nécessité de documenter son activité. Mais je crois que la solution consiste plutôt à créer des porosités entre des structures de nature différente qui préservent leur identité et leurs compétences. Les bibliothèques ont un rôle essentiel à jouer dans la chaîne de production de connaissances. L’enjeu est moins de se transformer en interne que de s’ouvrir à un écosystème d’élaboration des savoirs. On sent que les Tiers lieux ont désormais besoin de proposer une forme de connaissance plus formalisée et que les bibliothèques ont toute leur place dans ce processus. d

(1) https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01726455

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