En ce lieu enchanté est un premier roman impressionnant. C’est la première fois que l’on lit à livre ouvert dans les entrailles d’une prison des Etats-Unis, vétuste et "banale" en apparence, mais dotée d’un couloir de la mort assez particulier, le "donjon", où attendent leur tour un certain nombre de condamnés, lesquels vont devenir les principaux "héros" du roman.
Il y a d’abord le narrateur, un "tordu" qui a commis des actes atroces, dont on n’apprendra l’identité qu’à la toute fin et de façon magistrale. Heureux dans son univers où il vit comme dans de l’heroic fantasy, quoiqu’il ne parle plus et n’ait de contact avec personne, il perce les murs les plus épais, les secrets les plus enfouis. Enfermé en hôpital psychiatrique à 9 ans, lâché dans la nature à 18, illettré, il s’est formé grâce aux livres. Le directeur, un brave type, lui fournit d’ailleurs la lecture qui est son oxygène. Autre pensionnaire, York, un malheureux rongé par la syphilis que lui a transmise sa mère débile, enfant martyr devenu assassin qui refuse que l’on fasse jouer pour lui le système de la grâce. Et pourtant "la dame", une enquêtrice spécialisée dans les peines de mort - qui pourrait être le double de l’auteur, Rene Denfeld, elle-même journaliste spécialiste de ce domaine -, ne ménage pas sa peine. Elle va voir ce qui lui reste de famille, reconstitue le calvaire de sa mère puis le sien, retrouve quelques témoins. Rien n’y fait : York veut mourir et sera exécuté. Tout comme le narrateur, ce qui nous vaudra une description "vécue" et en temps réel d’une injection létale. L’un des morceaux de bravoure du roman.
La dame est la seule personne de l’extérieur admise au donjon, avec le "curé déchu", qui a quitté les ordres après être tombé amoureux d’une petite prostituée de 16 ans, disparue alors qu’elle était enceinte de lui. Entre ces deux marginaux, une relation bizarre va se nouer, encouragée par le narrateur. Sinon, dans la prison, il y a aussi Striker, le caïd pervers qui soumet à ses désirs chaque jeunot qui vient d’arriver, comme ce "garçon aux cheveux blancs" qui subira un véritable martyre. Striker est "ravitaillé" par le gardien Conroy, une ordure corrompue, en échange de renseignements sur les trafics de drogue contrôlés par les Latinos. Mais tout ce petit monde ne l’emportera pas au paradis, lors d’une scène finale hallucinée, dont on ne sait trop si elle s’est déroulée réellement ou seulement dans l’imagination tordue du narrateur, avec ses chevaux au galop et ses "petits hommes au marteau".
Rene Denfeld connaît son dossier à fond : elle en a tiré un roman habité, obsédant, accablant mais sans aucun de ces prêchi-prêcha qu’aiment tant les Américains. En ce lieu enchanté est sans conteste l’une des belles surprises de cette rentrée littéraire.
J.-C. P.