Du 14 au 23 juin 2004, ils étaient seize, venus de tous les horizons, à investir les bancs de l’Institut national de formation de la librairie (INFL) pour suivre l’une des trois sessions annuelles du stage alors baptisé "Librairie, mode d’emploi". A l’issue de la formation, une moitié d’entre eux tentent l’aventure en librairie. Une décennie plus tard, seul un gros quart ont transformé l’essai : Benoît Le Louarn, à la librairie du Renard à Paimpol ; Christian Celli, à la Librairie nouvelle à Voiron ; François Hème, qui a repris Le Préambule à Cassis ; et les Parisiens Renny Aupetit et Yves Martin, respectivement au Comptoir des mots (20e) et aux Buveurs d’encre (19e).
Des chiffres qui, selon Valérie Fabrégas, responsable de la formation continue à l’INFL, "se tiennent par rapport à aujourd’hui. La proportion de créateurs de librairies parmi nos stagiaires ne baisse pas". A titre d’exemple, sur les 46 candidats qui ont suivi en 2013 les cinq sessions de la formation "Créer ou reprendre une librairie", qui a succédé à "Librairie, mode d’emploi", environ la moitié ne donnent plus de nouvelles ou ont mis en sommeil leur projet, et parmi l’autre moitié, onze ont ouvert ou repris une librairie et douze sont en recherche d’un local.
Une activité "périlleuse"
Si, en dix ans, la proportion de créateurs n’a pas vraiment évolué, la raison est sans doute plus à chercher du côté des difficultés intrinsèques au métier de libraire que du côté de la qualité de la formation en elle-même. Globalement, parmi les seize de 2004, le souvenir laissé par ces neuf jours à l’INFL reste bon, la formation ayant notamment le mérite de plonger les participants dans le concret. "Voir les autres projets s’est révélé enrichissant et l’approche gestionnaire et économique du métier m’a servi par la suite", note Julie Dandrieux, qui a tenu pendant une petite année le café-librairie Le Vent m’a dit à Limoges. Pour autant, "le discours sur la librairie était déjà défaitiste et l’activité présentée comme périlleuse", se souvient Yves Martin. Cette tonalité pessimiste, conjuguée à des ratios économiques serrés, en a d’ailleurs convaincu plusieurs qu’ils n’étaient pas faits pour la librairie. Autre bémol, "le manque de pédagogie de certains formateurs", souligne Renny Aupetit, et surtout, le format réduit qui contraint à survoler trop de sujets. "C’est plus une initiation qu’une formation, regrette Benoît Le Louarn. Et même si en neuf jours on ne peut pas faire de miracles, cela manque toutefois de conseils et de tuyaux pratico-pratiques, venus tout droit du terrain et qui reconnecteraient le stage avec la réalité du métier. Mais cela a déjà le mérite d’exister."
Pour Bernard Mazza, le miracle n’a pas eu lieu. Arrivé en formation avec un projet de librairie spécialisée jeunesse à Lamballe, il rachète finalement la Maison de la presse de la ville mais revend l’affaire fin 2006 à une enseigne de vêtements. "La masse de travail était infernale et je n’ai jamais gagné d’argent", témoigne ce directeur de MJC qui s’est finalement retourné vers son métier initial. Même cause et mêmes effets pour Stéphanie Sénalada, qui a tenté de faire vivre une librairie spécialisée en beaux-arts à Brioude (Haute-Loire), et pour Julie Dandrieux qui, après l’échec du Vent m’a dit, a tout de même poursuivi comme salariée chez Anecdotes (Limoges) jusqu’en 2010. Le plus opiniâtre aura été Patrick Pantz, qui a tenu pendant six ans et "à la force du poignet" la Librairie maritime-Sillages, créée en 2005 au Havre. Mais un CA qui plafonnait autour de 120 000 euros, avec des charges fixes trop lourdes, l’ont contraint à mettre la clé sous la porte en janvier 2011. Fixé à Pau depuis deux ans, il a repris en décembre 2013 une activité de vente ambulante de livres neufs soldés.
S’adapter
Finalement, les stagiaires qui ont tenu bon étaient ceux qui avaient le projet le plus abouti, comme Christian Celli qui a ouvert dès août 2004 sa librairie, et qui au fil du temps ont su s’adapter à l’évolution du métier. "Il a fallu devenir davantage gestionnaire et apprendre sur le tas à réaliser des vitrines, à gérer les représentants et à manager du personnel", analyse Benoît Le Louarn. De la même façon, le commerce électronique, les réseaux sociaux et le livre numérique, qui bouleversent profondément l’environnement de la librairie, "n’ont pas été évoqués en 2004 comme futur de la librairie, du moins je n’en ai pas le souvenir", témoigne François Hème. Ce qui n’a empêché personne de développer, souvent aux alentours des années 2008-2010, une réponse sous forme de blog, d’une page Facebook ou d’un site Internet. Mais, pour Renny Aupetit, l’un des plus gros changements réside dans la gestion des stocks, passée à l’ère de la gestion des flux où la notion de délai prend une importance capitale. L’autre chantier primordial aux yeux du directeur du Comptoir des mots reste la mutualisation. "En dix ans, j’ai acquis la certitude que la librairie indépendante et individualisée n’a plus d’avenir. En quatre ou cinq ans, Le Comptoir des mots a pris sa vitesse de croisière, ce qui m’a laissé le temps de me consacrer à l’aventure collective avec Librest. Aujourd’hui, cette phase arrive à maturité, mais elle reste toujours opérante pour affronter les nouveaux défis, comme l’introduction dans nos magasins du commerce cross ou omni canal."