Il y a quinze ans, Philippe Forest part pour le Japon. Le Japon, il l’avait beaucoup lu et surtout beaucoup rêvé. Le Japon, c’était, pour reprendre la formule de Bataille, "[son] Orient". Certaine esthétique est approfondie : l’impermanence, les noces de la beauté et de la mort, l’acuité du regard ; certains clichés définitivement balayés, telle la censée inexistence du je en japonais alors que bien avant Montaigne et Rousseau, la littérature de l’empire du Soleil-Levant connaît une écriture de l’intime sous forme de journal (nikki), de poésie mêlant prose et vers (haibun), ou de récit "au fil du pinceau" (zuihitsu), ou encore de "roman du je" (watakushi-shôsetsu). Il découvre le haïku de Kobayashi Issa qui évoque la mort de sa fille, faisant écho à la douleur de sa perte : "monde de rosée/c’est un monde de rosée/et pourtant pourtant"… Sarinagara. Les derniers mots du poème donnent le titre à une "autofiction" à la japonaise relatant la mort de la propre fille de Philippe Forest. Il est des morts qui permettent des naissances. En faisant perpétuellement son deuil, peut-on jamais l’achever ? Philippe Forest fait revivre la disparue en papier, et l’universitaire de s’épanouir en écrivain : L’enfant éternel (prix Femina du Premier roman 1997), Sarinagara (prix Décembre 2004). Le dernier livre de Philippe Forest est traversé par l’ombre de la défunte. Une fatalité de bonheur reprend ces paroles de Rimbaud qui avoue "Le malheur a été mon dieu" en ajoutant "Le Bonheur était ma fatalité".
D’"Alphabet" à "Zanzibar", en passant par "Kallipyge" (sic), "Néant" ou "Vertige", c’est encore en manière d’autofiction mais sous forme d’abécédaire que l’auteur s’y raconte par ses anecdotes sur l’enfance (il aurait selon la légende familiale su lire par lui-même sans qu’on le lui enseignât, il avait en fait subrepticement absorbé l’enseignement des élémentaires dans la salle de classe partagée par la grande section de maternelle), ses goûts littéraires : beaucoup le poète des Illuminations mais aussi T. S. Eliot ou Aragon, ses thèmes de prédilection : le désir, germain du deuil. Sean J. Rose