"Ce que je cherche, c'est émouvoir, sans sortir les mouchoirs." Depuis trente ans que Le cul de Judas (Métailié, 1983) a révélé aux lecteurs français que l'Angola et la "révolution des oeillets" leur avaient ramené un nouveau grand romancier célinien, António Lobo Antunes s'en est toujours tenu à ce strict régime littéraire et moral. Son nouveau roman, La nébuleuse de l'insomnie, l'un des plus fous, des plus difficiles, des plus riches, ne déroge pourtant pas à cette règle.

De quoi est-il question dans cette histoire de bruit, de fureur, de transmission et de mort ? D'une famille, de sa splendeur et de sa décadence, de celles du vaste domaine terrien où elle avait établi sa puissance déchue. C'est avec un monde qui meurt que se coltine le récit. Le monde de ce patriarche despotique ayant établi son pouvoir sans partage ni pitié avec l'aide sans scrupule de son contremaître. L'homme, qui ne se donne pour seul loisir que de trousser les bonnes, a eu un fils qu'il tient pour quantité négligeable et deux petits-fils, l'un aimablement surnommé "l'idiot", et l'autre, qui est son favori en même temps que sa part d'humanité et à qui tout est promis (et tout sera repris...). Et pendant que le domaine emporte tout ce petit monde dans sa déchéance, il apparaît peu à peu que la vérité, sans doute, est ailleurs. A l'hôpital où, dans la seconde partie du roman, est interné "l'idiot" pour autisme, ou auprès de ces personnages qui viennent peu à peu coloniser le récit, jeter sur lui une ombre supplémentaire.

Comme d'habitude chez Lobo Antunes, le réel est par nature indécidable. Et son réalisme halluciné entraîne le lecteur dans une sarabande morbide et jubilatoire. Surtout, jamais peut-être l'auteur n'avait poussé si loin son jeu sur le langage, les registres de langue, les mots comme autant de méta-stases transformant bientôt ces pages en un pandémonium baroque et tragique. C'est le devenir du Portugal, ce pays aux rêves fracassés, qui est ici interrogé, soumis à l'auscultation d'un romancier thaumaturge parmi les plus impressionnants de ce temps.