Roberto Casati se défend d’être un luddite, un de ces briseurs de machines qui s’opposent aux nouvelles technologies et « ne savent pas vivre avec leur temps », écrit-il dans son essai Contre le colonialisme numérique. Directeur de recherche au CNRS, rattaché à l’Ecole polytechnique, il s’irriterait d’être ainsi caricaturé, alors qu’il reconnaît la nécessité et les bienfaits desdites technologies. Mais il veut rester lucide face au « mantra » numérique qu’il juge dangereux, envahissant, « colonialiste » de l’ensemble de la société. Pour le démonter, il se focalise sur deux cas « absolument fondamentaux » : le livre, et « la survie de l’enseignement de la lecture approfondie » à l’école.
Les armes acérées des colons numériques.
Les arguments concernant « l’atout du livre dans la tempête numérique » sont connus des professionnels. Cet objet d’un « format cognitif parfait » fournit naturellement « un puissant contrat sur l’attention » par rapport à la dispersion qui caractérise l’usage des tablettes tactiles, lesquelles prennent déjà la place des liseuses. La défense de l’apprentissage de la lecture est bien « le cœur du problème », qui concerne l’édition au premier chef : « On peut continuer à financer généreusement l’industrie du livre, l’aider à opérer sa migration vers le numérique ou protéger le prix unique du livre en librairie, mais à quoi tout cela pourrait-il bien servir si, par ailleurs, l’industrie du tout-et-n’importe-quoi continue inexorablement d’éroder le temps consacré à la lecture ? » interroge Roberto Casati.Jugeant que les appels habituels à la lecture sont contre-productifs et culpabilisent les apprentis lecteurs, leurs familles et leurs éducateurs, il avance une proposition radicale : l’institution scolaire et universitaire devrait instaurer « un mois de la lecture […] à voler au programme » pendant lequel les élèves et leur enseignant « ne feraient rien d’autre que lire, du matin au soir ». « Si la lecture est vraiment importante, pourquoi demander aux étudiants de lire à la maison, mais pas à l’école ? » fait-il remarquer. Il faudrait évidemment des « bibliothèques scolaires fournies et libres d’accès », une quasi-utopie qui ne peut que ravir éditeurs et libraires. Dans le même élan, Roberto Casati souhaite aussi, pour les adultes, des bibliothèques personnalisées, qui réserveraient un coin, une table de travail pour ceux qui n’ont pas la chance d’avoir ce confort chez eux.
Au-delà de ces propositions auxquelles on aimerait croire, le chercheur détaille aussi « les armes acérées des colons numériques ». Il démystifie l’idée des soi-disant « natifs numériques », une formule inventée en 2001. Son auteur, Marc Prensky, qui recommandait aux universités américaines de s’adapter à ce nouveau public, était alors « concepteur de jeux vidéo », et en plein conflit d’intérêts. Cette prétendue intelligence numérique naturelle n’est plutôt qu’une vague compétence « qui n’a rien d’extraordinaire ». Elle dissimule le vrai fossé : « De moins en moins de concepteurs de projets et de designers hyperqualifiés […] créent des objets de plus en plus complexes en réalité et user-friendly en apparence, pour une population grandissante d’utilisateurs qui se limitent à accomplir des choix […] qui ne requièrent aucun approfondissement intellectuel. » La quintessence de cette réussite, c’est évidemment Apple et son iPad, « dernier maillon, le plus important, d’une énorme et puissante chaîne commerciale ».
Si l’école doit fournir un apprentissage numérique, ce serait l’analyse des intérêts commerciaux en jeu, estime Roberto Casati, qui ne refuse pas certains usages - tel l’exemple des tutorats en maths entre étudiants et collégiens, via SMS, en Afrique du Sud. Tout est affaire de proportion : « Les nouvelles technologies s’associent positivement à l’apprentissage pour peu qu’on en fasse un usage modéré. A partir du moment où ces technologies deviennent envahissantes […], le rendement décroît », ont démontré des recherches dans les données de l’enquête Pisa (1) 2011.
Revitaliser la recherche.
Plus bref, l’essai de Michel Wieviorka s’intéresse à l’usage de l’outil numérique dans les sciences humaines. Le sociologue n’ignore rien des réserves qui peuvent être faites, à propos de la dégradation possible de la lecture et de l’attention, ou plus profondément du danger pour les libertés individuelles. Mais L’impératif numérique, titre de son texte, s’impose dans la revitalisation de ces disciplines, grâce aux énormes capacités de traitement de données qui produisent un changement qualitatif, et au travail en réseau. Exemplaires sont ces centres qui dans le monde anglo-saxon « entretiennent les relations les plus denses avec la communauté scientifique […] en liaison étroite avec l’informatique et l’univers des bibliothèques et de l’édition ». Il puise nombre de ses exemples dans les deux éditions de Read/Write Book (2010 et 2012, Cleo), recueils d’articles de chercheurs et de praticiens, auxquels il apporte sa caution de directeur d’études à l’EHESS. <(1) Programme international pour le suivi des acquis des étudiants.
Contre le colonialisme numérique de Roberto Casati, Albin Michel, 200 pages, 17 euros, ISBN 978-2-226-24627-1, à paraître le 3 octobre.
L’impératif numérique de Michel Wieviorka, CNRS éditions, « Débats », 64 pages, 4 euros, ISBN 978-2-271-07981-7, à paraître le 7 novembre.