Depuis près de trente ans et la publication de L’homme sentimental (Rivages, 1988), Javier Marías a, à lui seul, déplacé le centre de gravité du monde littéraire espagnol de Barcelone vers Madrid et annexé "l’understatement" britannique au rayon des beaux-arts ibériques. Considéré presque unanimement comme le plus grand écrivain de son pays, couvert d’honneurs, il n’attend plus désormais que l’onction suprême du Nobel. On ne saurait trop recommander à tout lecteur qui n’aurait pas encore croisé cette œuvre majestueuse et hantée par les figures du mal et les fantômes du passé, par la nuit et par les villes, de s’y atteler avec ce Si rude soit le début, tant celui-ci résume et porte comme à incandescence tout ce qui fait la "manière" du romancier. Un Marías "maríasissime", en quelque sorte.
Soit donc, Madrid, 1980. L’heure en Espagne est au changement, à la transition démocratique. Bientôt, une nouvelle constitution sera adoptée, le divorce (entre autres) enfin autorisé, l’ombre noire du dictateur s’éloigne, celle de l’Eglise aussi. Un jeune homme, Juan de Vere, fils de diplomate, le narrateur du livre, trouve un premier emploi auprès d’un célèbre réalisateur et scénariste, Eduardo Muriel. Il sera son secrétaire, son assistant, son confident parfois. Il lui présentera sa femme, Beatriz Noguera, à qui il semble lié par les liens indéfectibles de la colère et du secret bien plus que ceux du quotidien. Très vite, Juan se passionne pour ce couple autour duquel rôdent le ressentiment et le mystère. Pourquoi Eduardo refuse-t-il à sa femme d’accéder à sa chambre ? Où celle-ci se rend-elle lors de ces longues promenades apparemment sans but à travers la ville ? Un étrange monde gravite autour d’eux, comme ce docteur Van Vechten, un vieil ami de la famille, ou ce Rico, un intellectuel dont la certitude de soi n’a d’égale que la cuistrerie. Des souvenirs douloureux surgissent parfois de loin en loin, ceux de la guerre, ceux de batailles plus intimes… Pendant ce temps-là, Madrid s’en moque, Madrid fait la fête.
Comme dans ses précédents livres, tout l’art romanesque, immense, de Marías se déploie en cercles concentriques, en ressassements qui ne font que mettre à chaque page un peu plus de doute dans le réel. Mais il retrouve aussi l’ampleur romanesque presque symphonique, qui faisait tout le prix des grands livres gorgés de désir et de chagrin que sont Un cœur si blanc ou Demain dans la bataille pense à moi (Rivages, 1993 et 1996). Personne n’est tout à fait innocent dans un livre de Marías ; pas même ici le jeune narrateur qui se "paiera", aux frais de chacun, son éducation sentimentale. Magnifique livre en tout cas qui n’est pas à proprement parler politique, érotique, historique, réaliste ou mélodramatique, mais tout cela à la fois et plus encore. Un livre de consolation aussi, issu de la nuit, la plus noire, la plus profonde et la plus douce. Olivier Mony