Quand on rencontre Joyce Carol Oates, on est frappé par sa silhouette de verre. Mais il y a un tel décalage entre cette apparente fragilité et la force émanant de ses romans ou de sa personnalité ! Cette fillette rêveuse s’est mise à dévorer des livres pour échapper à un quotidien campagnard, qu’elle jugeait trop morne. Elle décide alors de tracer sa vie sous le signe de la littérature. Un master en anglais l’oriente vers une carrière universitaire, qu’elle poursuit à Princeton. Dotée d’une faculté de travail impressionnante, elle récolte les prix et publie quasiment un livre par an : Eux (National Book Award 1970), Blonde, Les chutes (Femina étranger 2005) ou Mudwoman.
L’écrivaine aime se confronter au cauchemar américain. Dans Daddy Love, elle pousse le bouchon plus loin en abordant frontalement la pédophilie. Tout commence à Ypsilanti, "le cœur du Midwest", où se promènent "une jeune mère et son petit garçon", Robbie, 5 ans. "Ils n’avaient rien de particulier", si ce n’est que leur vie va basculer lorsque le bambin est enlevé dans un parking. Son kidnappeur est un redoutable prédateur. Chet Cash se cache derrière son masque de pasteur. Un prédicateur terrifiant, évoquant quelque peu La nuit du chasseur. Il se débarrasse de ses victimes quand elles frôlent l’adolescence. Robbie a malheureusement le temps d’évoluer en enfer.
Rebaptisé Gideon, "le guerrier courageux", il subit "un dressage" à coups de menaces, de viols à répétition, "de récompenses et de punitions". Certaines scènes sont insoutenables, mais c’est pour mieux décortiquer la logique implacable du pédophile. Une mécanique bien huilée, dans laquelle Daddy Love (papa d’amour) veut façonner sa proie à son image. "Daddy Love est ton destin", il sera "à la fois ton père et ta mère". On suit d’ailleurs aussi ces deux derniers, désespérés par le rapt de Robbie. Son père rejoint la Fondation américaine des enfants disparus, mais "sa paternité, sa virilité et sa dignité" en ont pris un coup. Car "un autre homme lui avait ravi son fils". Effondrée, son épouse redoute d’être devenue "une femme brisée". Une maman qui tente de se consoler en se lovant dans le lit de son petit garçon. Pourtant, "elle savait qu’il était en vie. Elle savait qu’il lui manquait. Elle le savait, voilà tout."
Robbie grandit, mais il finit par être tiraillé entre Gideon et "le Fils" prodige, entre "Daddy Love qui protégeait" et "Daddy Love qui punissait". Une part de lui n’est pourtant pas dupe de la supercherie. "Tous les gens sont des monstres si tu arrives à bien les connaître." Joyce Carol Oates parvient parfaitement à cerner la complexité de ses personnages face à leur propre réalité. Elle ne perd rien de son efficacité narrative, pour nous plonger au cœur de l’horreur. K. E.