Grand entretien

Damon Galgut : "Je me méfie des livres qui expliquent trop simplement où se situent le bien et le mal."

Damon Galgut : "Je me méfie des livres qui expliquent trop simplement où se situent le bien et le mal."

Lauréat du Booker Prize 2021 pour La promesse, le romancier et dramaturge Damon Galgut retrace sur plus de trente ans la saga d'une famille de Sud-Africains calvinistes blancs déchirée par une affaire d'héritage. Et explore à travers elle les complexités de l'Afrique du Sud d'aujourd'hui.

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Par Sean Rose
Créé le 03.03.2022 à 09h30 ,
Mis à jour le 02.03.2023 à 17h52

À la fin de l'année dernière, malgré la pandémie, il y a quand même eu de bonnes nouvelles, du moins littéraires : vous avez reçu le Booker Prize. Cela vous a-t-il surpris, vous partiez archi-favori, non ?

Apparemment. Quand la rumeur dit que vous êtes le favori, ce n'est jamais bon signe, ça se révèle souvent le baiser de la mort. Je suis plus tortue que lièvre, et je n'ai pas l'habitude de gagner. Et comme je me suis retrouvé par deux fois en dernière sélection du Booker - pour Un docteur irréprochable (L'Olivier, 2005) et Dans une chambre inconnue (même éditeur, 2013) -, je m'étais préparé mentalement à ne pas décrocher le prix. Cela a donc été une espèce de choc, d'autant que Richard Powers était en lice. Je pensais qu'il serait le lauréat.

Comment avez-vous eu l'idée de raconter l'Afrique du Sud blanche d'aujourd'hui au prisme d'une affaire d'héritage se déroulant sur des décennies ?

La structure, dans ce livre, est primordiale. Elle m'est venue après un déjeuner assez arrosé avec un ami de dix ans mon aîné qui s'est ouvert à moi en me racontant l'histoire de sa famille, dont il est l'unique survivant. Après avoir enterré ses parents, sa fratrie, il a pu résoudre une affaire qui envenimait ses relations avec ses proches : il a finalement pu léguer un bien, selon les vœux maternels, à la dame noire qui avait soigné sa mère pendant sa maladie. L'idée que des gens qui ne se voyaient pas en dehors des deuils se réunissaient au moment des obsèques m'a intéressé. Dans le roman, je traite la question de la promesse mais je m'intéresse également à la façon de narrer, à plusieurs années d'intervalle et lors d'un enterrement, la saga d'une famille de Sud-Africains blancs.

Dans La promesse, la matriarche, avant de mourir, a promis de céder à Salome, sa domestique noire, la maison qu'occupe cette dernière. Ce lopin de terre constitue-t-il une métonymie, soulignant le problème du partage des terres dans le pays ?

Sur les soixante millions de Sud-Africains, environ sept millions sont d'origine européenne, mais le tableau est plus complexe : il y a les Afrikaners descendants des colons néerlandais, allemands ou français au XVIIsiècle, les anglophones établis avec la colonisation britannique ainsi que ceux issus de différentes vagues d'émigration vers l'Afrique australe, dont des juifs de l'Est, comme ma parentèle paternelle, originaire de Lituanie... Mais disons que la minorité blanche a été très largement favorisée durant l'époque coloniale puis sous le régime de l'apartheid, et sa domination économique demeure encore à ce jour. Ici, le serment est une affaire privée, entre mari et femme - Rachel a fait promettre à son époux Manie que la dépendance reviendrait à Salome - et cette promesse va hanter tous les protagonistes du roman, elle sera comme un fil rouge traversant les époques. C'est une banale histoire de terrain. Qui le possède ? En Afrique du Sud, cependant, la question de la propriété est centrale, à cause du fait colonial. On a occupé une terre qui était déjà occupée.

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Damon Galgut- Photo © MARTHINUS BASSON

Les trois enfants de Rachel réagissent différemment au legs qu'elle a voulu faire : sont-ils trois facettes de l'Afrikaner depuis la fin de l'apartheid ?

La situation sociale et politique est le papier peint de cette fiction, un décor pour sa dramaturgie : le roman ne se veut pas symbolique, même s'il est certain que les aînés Astrid et Anton sont très typiques de l'attitude de nombre de Sud-Africains blancs. Astrid est celle qui se sent la moins concernée, elle est très autocentrée et ne pense qu'à son bien-être, sa santé, son régime alimentaire, son rang social... Elle est inconsciemment complice de la situation. Beaucoup de gens sont comme elle. Mais ignorer autant le monde autour de soi devient tout de même problématique dans un pays où l'injustice sociale est criante,dans une société qui est totalement gangrenée par la corruption. Anton est un autre visage qu'on rencontre fréquemment en Afrique du Sud. Il a certes des aspirations littéraires mais, comme nombre de Blancs privilégiés, il n'est pas contre le fait d'être né avec de substantiels avantages matériels. C'est mon contemporain. Pendant l'apartheid, tout était fait pour lui. Rien à faire, il était en haut de l'échelle. Le monde était une pomme qu'on lui servait sur un plateau, cette pomme n'attendait qu'à être croquée. Il incarne la légitimité mâle et blanche telle que je l'avais moi-même vécue dans mes jeunes années. Seule la benjamine Amor, infirmière dans un hôpital qui soigne des malades du sida, s'interroge sur sa position dominante. Elle ne souhaite ni pouvoir ni privilèges, mais comment s'en défaire, comment abandonner son destin de nanti ? Comment trouver sa voie afin de racheter cette faute à l'origine ? Elle n'y parvient peut-être pas. Moi non plus. Que faire quand on est né avec des privilèges ? Comment y renoncer ? Couper les ponts avec les siens ? Amor représente en quelque sorte la boussole morale du roman. Mais je ne voulais pas non plus qu'elle soit une personnification de la justice, donneuse de leçons. Même les âmes les plus nobles, les plus altruistes, dans la vraie vie, n'agissent pas d'une manière si limpide. On navigue la plupart du temps en eaux troubles, poussé par des raisons cachées ou obscures. Je me méfie des livres qui vous expliquent trop simplement où se situent le bien, le mal.

Dans ce neuvième roman, vous vous êtes autorisé à employer des locutions afrikaans...

Autrefois quand j'écrivais, j'enlevais pas mal de sud-africanismes. Quand j'étais jeune, je me souviens très bien d'avoir lu des auteurs britanniques qui citaient des passages en français ou utilisaient cette langue comme si tout le monde comprenait, assumant que tout homme ou femme de culture européenne se devait de savoir le français. Mais en tant qu'écrivain d'histoires se passant en Afrique du Sud, je ne voulais pas perdre le lecteur qui ne serait pas originaire de cette partie du monde. Cette fois-ci, avec ce livre - dont l'ADN est tellement sud-africain - je me suis lâché, j'ai été plus cavalier, je me suis dit : débrouillez-vous ! Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas, voici comment on parle, avec cette langue mâtinée d'afrikaans ou d'expressions vernaculaires africaines. Est-ce à cause d'un contexte mondialisé ? Les gens sont-ils aujourd'hui plus réceptifs à d'autres manières de parler ? Ou le lectorat est-il devenu assez sophistiqué ? À mon grand étonnement, la réception n'a pas été plus mauvaise que lors de mes livres précédents.

 

  • Bio : 1963 Naissance à Pretoria, Afrique du Sud. 1982 Premiers livre et pièce de théâtre. 1982-1983 Service militaire. 1986-1988 École d’art dramatique, université du Cap. 1998 Son quatrième roman The Quarry (La faille, L’Olivier, 1998) est adapté au cinéma. 2021 La promesse lui vaut le Booker Prize.

 

Dans La promesse, vous vous départez aussi de votre habituel art du récit. Les voix s'entremêlent sans cesse...

J'avais commencé par un récit plutôt classique, à la troisième personne, mais je n'éprouvais aucun plaisir à écrire de la sorte. Après une quarantaine de pages, je me suis rendu compte que cela ne me convenait pas. Entre-temps on m'a proposé de collaborer à un scénario, ce que j'ai accepté mais sans poursuivre plus avant, alors je me suis remis à l'écriture du roman. Curieusement, la logique scénaristique m'est restée. Je me suis dit que l'histoire pouvait très bien épouser le mouvement d'une caméra. Dans l'écriture romanesque, cela donnait des points de vue glissants, avec des changements de voix très rapides : je pouvais passer d'un regard à l'autre d'une manière si véloce qu'ils s'enchevêtraient dans l'espace et le temps sans la moindre explication. C'était risqué- normalement quand j'enseigne l'écriture de fiction à mes étudiants de l'université du Cap, je proscris cette technique, car ma plus grande peur est que le lecteur ne suive pas le rythme et se noie dans un chaos indescriptible. Mais là encore une telle narration a plutôt bien fonctionné, c'est même ce qui, semble-t-il, a plu dans ce roman.

Damon Galgut
La promesse Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Hélène Papot
Éditions de l'Olivier
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 23 € ; 304 p.
ISBN: 9782823617016
 
  • Résumé du livre : Rachel, atteinte d’une grave maladie, a fait promettre à son mari Manie qu’à sa mort leur domestique noire, la dévouée Salome, héritera de la bicoque qu’elle occupe. Témoin de la scène, la benjamine de leurs enfants, Amor, se souviendra de ce serment. Sauf que Manie est oublieux de sa parole, et que la sœur et le frère aînés d’Amor n’ont pas l’air concernés non plus. Seule cette petite dernière, devenue infirmière, semble être animée par un sens de la justice, mis à mal par l’impéritie d’une Afrique du Sud post-apartheid qui n’a pas encore tenu ses promesses.

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