Nous partons pour un périple de 16 000 kilomètres (1). Le premier mille est crucial : il ne faut pas se surestimer pour ne pas se blesser ni s’épuiser inutilement. Le corps doit s’habituer au vélo, la transition de bipède à bicycle doit se faire en douceur. Nous tablons sur trois semaines pour rejoindre Barcelone et décidons de limiter au maximum le dénivelé, notre ennemi juré en raison des 30 kilos de vélo et bagages que nous devons propulser à la force de nos mollets. Pour cela, pas d’autre choix que d’éviter les deux massifs montagneux qui se trouvent sur le segment tracé sur notre carte entre Paris et Barcelone : l’Auvergne et les Pyrénées. Nous préférons donc à la ligne droite un S étiré qui nous fera contourner le Massif central par l’Ouest puis passer les Pyrénées au niveau de Perpignan. Cet itinéraire a plusieurs avantages : en plus d’être relativement plat, il nous permet d’emprunter plusieurs voies cyclables européennes (EuroVelo) sur lesquelles les voitures ne circulent pas, et nous fait aussi longer de nombreux cours d’eau (la Loire, la Vienne, puis les canaux de l’Entre-deux-Mers et du Midi), gages de paysages plaisants. C’est ainsi que, poussés par des vents le plus souvent favorables et sous un doux soleil de septembre, nous étrennons nos montures pour passer finalement la frontière espagnole au col du Perthus le 21 septembre, en pleine forme et excités à l’idée de remettre à profit notre espagnol étudié consciencieusement en classes préparatoires. En plongeant à travers la Catalogne, nous nous émerveillons devant les vieilles pierres de Figueres et Gérone, mais restons de marbre devant le béton de la Costa Brava. L’arrivée à Barcelone par la côte, attirés par les effluves de patatas bravas, nous exalte. Nous nous dirigeons directement vers la librairie Jaimes, attendus par sa directrice, Montse Porta.
Impression de légèreté et de fraîcheur
La librairie se trouve sur la Carrer València, non loin du Passeig de Gràcia (les "Champs-Elysées barcelonais") où elle était située jusqu’en 2014. Elle s’étend en longueur derrière une vitrine sur laquelle est inscrit en lettres bleues, et dans une typographie des années 1970 : "Jaimes, Llibreria francesa de Barcelona". A l’entrée apparaissent en premier lieu, présentées sur les tables, les nouveautés en catalan et en castillan, les deux langues officielles de la Catalogne. Puis, sur les murs latéraux peints d’un rouge et d’un bleu tout aussi vifs, les étagères de romans en français font face aux ouvrages de sciences humaines et aux "Pléiade" à l’abri dans leur vitrine. Au fond, un vaste espace éclairé par la baie vitrée, où les plantes vertes répondent à la vitrine de l’entrée. Des chaises vides sont disposées en cercle, qui ont accueilli la veille une conférence sur une exposition parisienne et resserviront pour une présentation d’ouvrage le lendemain. Sur les murs blancs, les lignes fines des sérigraphies de Sempé présentées lors d’une exposition venant de se terminer ajoutent à l’impression de légèreté et de fraîcheur qui se dégage du lieu. Il est vrai que Jaimes n’a investi ces locaux que trois ans auparavant, après des travaux qui ont permis à Montse de faire de la librairie créée par son grand-père en 1941 un endroit qui lui ressemble vraiment. La maîtresse des lieux, Barcelonaise d’origine aux cheveux courts et au regard pétillant, nous accueille avec joie. Elle s’enquiert de notre forme dans un français parfait et, après nous avoir fait revivre en quelques minutes les soixante-quinze années passées par sa famille à vendre des livres en français, nous donne rendez-vous le lendemain après-midi sur le stand de Jaimes qu’elle tiendra au parc de la Ciutadella, à l’occasion de la grande fête de la Mercè, la sainte patronne de Barcelone.
Moment charnière
Le lendemain, tout Barcelone est en fête et le parc de la Ciutadella, cœur vert historique de la ville et épicentre des festivités, grouille d’enfants qui gambadent entre les scènes de concert et les artistes de rue. La bonne humeur générale, dont Barcelone se dépare rarement durant l’année, semble aujourd’hui décuplée dans le parc ensoleillé. Nous retrouvons Montse, enchantée par la foule d’expatriés et de Barcelonais francophiles venue assister aux animations de Jaimes sur le thème de Paris, ville à l’honneur de l’édition 2016 de la Mercè. Montse a dû batailler dur pour obtenir un emplacement lors de cette fête municipale, où les acteurs marchands n’ont normalement pas le droit de cité. Mais la France à l’honneur à la Mercè l’année des 75 ans de la librairie, Montse ne pouvait pas passer à côté.
Cet anniversaire représente un moment charnière pour Jaimes. "Nous avons dû quitter un emplacement extrêmement passant pour un autre moins visible […] ; les événements sont un moyen précieux pour montrer aux gens qui pensent que nous avons fermé que nous existons toujours", explique Montse Porta, qui n’en est pas à son coup d’essai en termes d’animation. "En 2015, nous avons organisé plus de deux cents événements dans la librairie", rapporte celle qui se voit comme une "agitatrice culturelle, […] en constante recherche d’idées pour faire venir du public entre les murs de la librairie". Des idées, l’équipe de Jaimes en a, comme en témoigne cette série d’ateliers organisés autour des aliments, en partenariat avec le marché alimentaire voisin de la librairie. "La marchande de volailles est venue avec quinze variétés d’œufs différents, et nous avons présenté des ouvrages sur le sujet, cela a attiré plus de cent personnes", se félicite la libraire. Ateliers de langue en espagnol pour expatriés, conférences thématiques sur la chanson française, suivi de l’actualité artistique parisienne grâce à "une conférencière qui commente et guide le public, comme s’il y était, dans l’exposition présentée au même moment à Paris" : tous les moyens sont bons pour créer du passage et faire connaître la librairie. Au bout du compte, le lieu déborde largement de son rôle initial de simple boutique de livres pour devenir un lieu d’animation culturelle et de rassemblement des communautés françaises et francophiles. Après les attentats de Charlie Hebdo, l’année dernière, "les gens se sont spontanément réunis dans la librairie pour partager leur tristesse et leur incompréhension", rapporte Montse.
70 % de livres en français
Interrogée sur la façon dont elle compose avec les trois langues qui font son quotidien dans la gestion de la librairie, elle répond à une question qui nous taraude depuis un moment : Jaimes ne pourrait pas survivre avec la vente exclusive d’ouvrages en français. "Nous avons 70 % de livres en français, et le reste se partage entre castillan, catalan et quelques ouvrages en anglais." Mais les titres mis en avant dans les différentes langues ne sont pas choisis au hasard. "Lorsque sort ici la traduction d’un livre français, les gens viennent chercher l’original en français et quand sort en français la traduction d’un roman espagnol, nous nous devons de la présenter aussi." Finalement, Jaimes met souvent en avant les mêmes livres en trois langues différentes, afin d’offrir le choix à ses clients. Au bout du compte, la vente de livres français tient beaucoup plus pour Montse du "militantisme" que d’un choix économique rationnel. "Lorsque mes parents ont repris la librairie, ils ont fait le choix militant de continuer avec le français, alors que tout le monde se mettait à l’anglais. C’est tout à leur honneur, et c’est cela qui fait mon bonheur aujourd’hui." Ces derniers mots résonnent dans nos têtes lorsque nous la quittons, enchantés de l’avoir eue pour interlocutrice lors de notre première étape. La nuit tombe, la ville vibre dans la chaleur de l’été qui s’achève tout juste. Déjà résonnent les explosions des pétards du "corre fog". Nous reprenons nos vélos et partons profiter de la fête. Notre étape suivante, à travers les déserts intérieurs de la péninsule ibérique, sera une tout autre affaire.
(1) Voir "Cyclopédie, un tour du monde des librairies", LH 1096, du 9.9.2016, p. 26-27.