Ils ont trouvé leur niche : un rayon sur deux étagères." Comme Xavier Moni, codirecteur de la librairie Comme un roman, les libraires doivent rivaliser d’imagination pour trouver une place à ce qu’on appelle couramment les "mooks", même si le terme est une marque déposée par Henry Dougier, le fondateur d’Autrement. Certains dédient un rayon à ces magazines vendus comme des livres, d’autres les posent à côté des revues, ou bien les rangent avec les livres en fonction de leur thématique.
Six ans après le lancement de XXI, qui a durablement inauguré la formule, 28 titres ont été mis sur le marché : Feuilleton, Alibi, Schnock, Long cours, Charles, et plus récemment Desports, La Revue dessinée, Pulp et bientôt La Boussole, qui sera publié par le Cerf à la mi-mars. Ovni éditorial en librairie au départ, le livre-magazine est aujourd’hui un élément à part entière du rayon non-fiction. Mais la profusion de ces titres s’est retournée contre eux. Les premiers avaient fui les kiosques pour avoir plus de visibilité en librairie. Ils cohabitent désormais avec des dizaines d’autres qui se targuent tous de redonner du sens au journalisme avec de longs articles. Certains ont même fini par disparaître, comme Usbek & Rica, reconverti en magazine classique vendu en kiosque.
"Cette surproduction a fait baisser les ventes de chacun", constate Alexandre Delbet, libraire au Merle moqueur. Entre le lancement et les derniers numéros, les ventes de Feuilleton ont décliné d’environ 60 % et celles de 6Mois de 47 %. Le libraire a écoulé 45 copies du numéro d’automne 2013 de XXI en deux mois alors qu’il avait vendu en un mois le même nombre d’exemplaires du premier numéro. Le chiffre d’affaires de XXI est stable, mais "les ventes augmentent dans les Relay du fait de la meilleure visibilité", précise Pierre Bottura, directeur commercial de XXI.
"Capter un plus large public".
Beaucoup de libraires ont vu arriver ces livres-magazines comme une aubaine, alors que les ventes des revues traditionnelles sont depuis plusieurs années en forte baisse. Géraldine Chognard, libraire au Comptoir des mots, analyse : "Avant, une revue était caractérisée par son côté pointu et des ventes très faibles. Cette nouvelle génération de revues permet de capter un plus large public" : des habitués, mais aussi des amateurs de presse.D’autant que ces objets hybrides entre la presse et l’édition, vendus presque au prix d’un livre, sont des ventes de fonds, ce qui permet de limiter les invendus. "Ils sont moins périssables. On nous demande moins souvent un ancien numéro de Transfuge ou du Magazine littéraire ", précise Elodie Marillier, de la librairie L’Arbre à lettres Bastille. XXI affiche un taux de retour d’à peine 18 %, quand chez Dif’pop, diffuseur de la plupart des revues, il est compris entre 25 et 30 %. "Les retours sont plus fluides", résume Géraldine Chognard : plus de la moitié sont diffusés par la Sodis, Volumen ou UD-Union Distribution, alors que beaucoup de revues traditionnelles sont autodistribuées. Les commandes sont aussi plus rapides.
Du coup, les libraires sont enclins à favoriser les nouveaux mooks, au détriment des revues classiques dont "les offices ont tendance à baisser de moitié", constate-t-on chez Dif’pop. Au risque de renforcer la concurrence entre chaque mook. " XXI marche moins bien dans les librairies où la revue est placée au milieu des autres, elle perd de la force. Les lecteurs fidèles représentent les trois quarts du lectorat, mais la question de la visibilité se pose pour capter de nouveaux lecteurs", souligne Pierre Bottura.
Vitrines "à la carte".
Les éditeurs ont décidé de réagir. Les représentants du CDE "s’occupent de la visibilité de XXI et de 6Mois en librairie, pour les faire sortir de ce rayon qui s’est créé", explique Pierre Bottura. Les éditeurs proposent de plus en plus de vitrines "à la carte". Ainsi, XXI envoie des panneaux, tirages, vitrines collantes et repositionnables. Et compte renforcer son effort, pour l’animation de vitrines, notamment, en 2014.Alors que les titres se revendiquent plutôt en dehors de l’actualité, les vitrines sont souvent en rapport avec un événement. Lors du Tour de France, l’éditeur de Desports a réalisé des visuels avec les librairies situées sur le trajet de la Grande Boucle autour du numéro 2 de la revue, dans lequel était publié un article de Bernard Chambaz sur le Tour.
Pour Virginie Migeotte, indépendante chargée des relations libraires pour Desports, mais aussi pour 180°C, La Revue dessinée et Feuilleton, il y a "autant de façon de faire que de libraires : il faut trouver des idées en fonction des personnes". La librairie Comme un roman a une grande affinité avec la ville de Sarajevo. Sa directrice Karine Henry fait partie de l’association Paris-Sarajevo, qui avait son siège devant la librairie. Virginie Migeotte a donc proposé à la librairie une vitrine avec des reproductions de photographies illustrant un reportage sur les jeux Olympiques d’hiver de 1984 à Sarajevo, publié dans le numéro 3 de Desports.
L’enjeu est encore plus décisif pour les nouvelles revues, qui doivent se faire connaître. C’est le cas du Monde de la Bible, un magazine devenu mook en janvier. Pour développer sa visibilité, l’éditeur, Bayard, envisage de créer un concours de vitrines ou de mise en avant avec les libraires.
Réinventer les classiques présentoirs et affiches.
Certains libraires organisent eux-mêmes des vitrines de mooks, à l’instar de la librairie Comme un roman. Beaucoup d’entre elles placent les revues qui se vendent le mieux à la caisse, "le levier qui multiplie les ventes", selon Géraldine Chognard. Les éditeurs incitent ainsi les libraires à utiliser les présentoirs envoyés. XXI prévoit aussi pour 2014 de fournir aux représentants un meilleur matériel de présentation.Autre proposition : les affiches offertes avec l’office. Environ 200 librairies demandent à chaque parution de 6Mois des tirages photo. Certaines revues ont aussi une politique de rencontres en librairie. XXI et 6Mois en organisent environ cinquante par an, et les 5 ans de XXI se sont accompagnés d’une trentaine d’animations sur le premier semestre 2013.
Au-delà, pour inciter les libraires à mettre en avant XXI et 6Mois, l’éditeur accorde jusqu’à trois points de remise supplémentaire à quelque 900 librairies, depuis 2012, soit beaucoup plus que ses concurrents (1). Histoire de garder son statut de leader parmi les mooks.
(1) Par exemple, Desports et Feuilleton accordent de 0,75 à 2 points à 125 librairies, en fonction de leurs résultats.
Elégant comme un livre
Typographie sophistiquée, dessins plutôt que photos, recours à la couleur, papier quasi luxueux, pagination en hausse… Sous l’impulsion des livres-magazines, les revues remettent en cause leur traditionnelle sobriété graphique. C’est le cas de Transfuge. Le titre change de peau en octobre 2012 : la typographie évolue et les photos de couverture sont remplacées par des illustrations. Presque toutes sont réalisées par des illustrateurs du New Yorker, mythique magazine américain dont plusieurs mooks se réclament. La revue Décapage a quant à elle fait appel à des illustrateurs pour accompagner de dessins les nouvelles qu’elle publie. Le numéro 45 (octobre 2012) marque un nouveau départ : la revue fait le choix de la couleur pour les pages intérieures et atteint les 160 pages, format typique des mooks.
Une autre revue en mutation, Ravages, refait sa maquette en 2010. Les fondateurs s’inspirent du graphisme des livres-magazines. Ils veulent que l’illustration ait un sens propre, parfois même contradictoire à celui du texte. Un directeur artistique est chargé de définir une typographie et une ligne graphique. Une plus grande place est faite aux dessins et aux photos, réalisées par de nombreux artistes photographes. Le trimestriel a même ressorti les anciens numéros sous cette nouvelle forme.
Les magazines sont contaminés à leur tour. Exemple typique du titre de presse devenu trimestriel et vendu en librairie, Muze fait sa mue en 2010. Ici aussi la pagination augmente, la typographie est stylisée et la couverture souvent illustrée par un dessin. En décembre dernier, Le Monde de la Bible, magazine jusqu’alors disponible en kiosque et plutôt dans les librairies religieuses, se donne un second souffle. Le nombre de pages est doublé et une grande place est accordée aux visuels. Pour ces publications, se rapprocher du format livre est une manière d’élargir son lectorat. Publier un objet beau et durable a un autre avantage de taille : tous les titres cités ici (sauf Transfuge) ont augmenté leurs prix.