"On s’imagine qu’on maîtrise à peu près son existence. Mais ce n’est pas vrai." L’impensable peut surgir n’importe où, comme sur l’île d’Utoya en 2011. Un lieu, paisible et verdoyant, transformé en bain de sang par Anders Breivik. Parmi ses jeunes victimes, il y a la fille des voisins de Sella et Arild. Ils ne se connaissent pas, mais comment ne pas frémir en voyant leur voiture arriver ? "Tout paraît normal", si ce n’est qu’il y a une passagère en moins. "Leur tragédie dépasse tout ce qu’on peut imaginer", note Sella. Rien n’apaise un tel chagrin, mais en guise de solidarité, elle leur prépare des brioches à la cannelle. Cette odeur sucrée tranche avec l’amertume ambiante.
Un retour au quotidien est-il seulement envisageable ? Sella ne peut s’empêcher d’y penser en voyant son voisin faire les courses au supermarché. Le rayon biscuits lui rappelle-t-il sa fille ? Comment fonctionner avec une plaie aussi béante ? Un questionnement qui renvoie Sella à ses propres abîmes. Elle se revoit plus jeune, formant un couple stable avec Arild. Ils s’ancrent dans la vie, en affrontant plusieurs difficultés, mais l’une d’elles demeure irrésolue : avoir un bébé. L’adoption de Kim constitue une promesse, or l’amour ne suffit pas à déployer ses ailes. Sella se dit qu’elle "doit essayer de déplier son enfant comme un livre, se dire qu’il possédait un corps, des veines, dix doigts".
Eivind Hofstad Evjemo réussit l’exploit de composer un roman solaire sur un thème crépusculaire, les multiples deuils de l’existence. Ici, les deuils sont décrits avec une douceur déconcertante, renforcée par le jumelage des douleurs indicibles. Il y a chez ce jeune auteur, encore inconnu en France, une justesse de ton dans l’écriture et la psychologie des personnages qui refusent le naufrage. On n’est jamais dans l’auto-apitoiement, mais dans la lente acceptation de l’inacceptable.
Ainsi, une catastrophe nationale est-elle ramenée au niveau intime et universel. Il y a quelque chose de Joan Didion dans ce temps en suspens, ce décalage entre soi et le reste du monde, ce besoin de sonder la réalité des sentiments. A l’image du voisin soutenant "qu’il faut continuer à vivre avec ceux qui ne sont plus, au lieu de les pleurer. Nous sommes vivants." K. E.