Very Good Trip. Cours Bradley, cours ! Et il court, Bradley Cooper, dans le désert du Nevada, pour se préparer physiquement à incarner le cycliste Lance Armstrong dans un biopic dont Hollywood a le secret. Le comédien est persuadé que c'est son moment, qu'il pourra enfin décrocher un Oscar avec ce rôle. Sauf que sous son bonnet respirant et ses lunettes trop stylées, sans sa chevelure de beau gosse de Very Bad Trip, personne ne semble le reconnaître dans cette société consumériste à outrance. Ni les policiers qui l'accostent pour lui demander d'identifier un fugitif, ni l'ambulancière qui veut lui donner de quoi s'hydrater, ni les joueurs du casino où il finit par errer. Et pendant tout ce temps, son esprit vagabonde, il écrit une lettre à Robert De Niro, prononce un discours de remerciements... On ne le soupçonne pas, mais la vie d'acteur, ce n'est pas si facile. Surtout si on est Bradley Cooper. Ou pas.

Impossible à résumer ni même parfois à comprendre, le livre de Connor Willumsen possède pourtant une puissance rare, dans sa mise en scène échevelée comme dans sa construction gigogne. Sans préliminaire, il nous plonge dans un Las Vegas fantasmé, moins hallucinatoire et inquiétant que celui d'Hunter S. Thompson, mais totalement surréaliste. On est ici à la croisée des mondes, entre la fantaisie distanciée de Wes Anderson, l'ironie mordante des frères Coen, le nonsense des Monty Python. Et côté BD, on pense aux élucubrations graphiques d'un Dash Shaw ou à la sourde inquiétude d'un Joe Kessler. Mais l'auteur canadien pose sa patte unique, grâce à un trait au crayon d'une précision folle et un jeu permanent sur les compositions de page et tous les outils du 9^e art : onomatopées, sens de lecture mouvant, taille et nombre de cases allant du minimalisme à la surcharge, référence aux expériences chronophotographiques des pionniers du cinéma, ellipses imprévisibles... Et le plus fort est qu'il reste toujours extrêmement lisible même dans un récit totalement perché, comme un rêve dont on ne pourrait plus sortir. « Ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas », dit-on. Heureusement que les éditions Çà et Là n'ont pas suivi l'adage : avec cette perle inclassable d'un auteur dont le public français a encore tout à découvrir, elles fêtent dignement leur deux centième album.